Avril 1939 : la Détection Électromagnétique à l’heure anglaise

Qui se souvient aujourd’hui que la première commande massive d’équipements radar pour les armées françaises a été passée le 26 avril 1939 ? Décidée en quinze jours, cette commande de matériels anglais actait l’échec -et l’abandon- de la filière française de détection électromagnétique par le procédé David.

Cette décision, exceptionnelle par sa rapidité et les conditions dans laquelle elle intervient, illustre aussi les problèmes d’arbitrage entre l’achat de matériels nationaux et le recours à des  équipements étrangers, plus rapidement disponibles, un dilemme auquel les armées françaises seront régulièrement confrontées.

Le tournant des radars à impulsion

Les chercheurs travaillant sur les dispositifs de détection électromagnétique avaient pris conscience des avantages d’un système procédant par l’émission de brèves impulsions, plutôt que d’un signal continu comme les premiers modèles de détecteurs bistatiques, tels que ceux développés en France par Pierre David, dont nous avons retracé l’histoire dans un article précédent[1].

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Dès février 1934, R. Page préconisait le principe d’une « émission de l’onde sous forme d’impulsions de quelques microsecondes, séparées par des intervalles de silence beaucoup plus longs »[2]. Dans son mémorandum de février 1935, Watson-Watt énonce le fonctionnement d’un radar basé sur ce principe : « Si l’émetteur délivre toute son énergie dans des impulsions très brèves, régulièrement espacées dans le temps, selon la technique d’écho déjà pratiquée pour sonder l’ionosphère, la distance entre l’avion et l’émetteur pourra être mesurée directement sur l’écran d’un oscillographe à rayons cathodiques calibré directement par une échelle linéaire de distance »[3]. Les recherches allemandes s’orientent également dans cette voie, avec l’essai de premiers détecteurs à impulsions à l’été 1935. En France, la SFR adapte son magnétron pour l’émission d’impulsions, pour lequel elle dépose un brevet en 1936[4], les essais d’un détecteur d’obstacles à ondes continues menés sur le Normandie en 1935 n’ayant pas donné de résultats satisfaisants.

David, lui-même, concepteur du système français à ondes continues, dans une lettre d’Octobre 1938 au Comité d’expériences physiques, avait signalé les limites du système à ondes continues et affirmé la nécessité de développer des dispositifs à impulsions, sur lesquels réfléchissaient divers laboratoires ou entreprises. Il devait écrire après-guerre, « les Américains ont également commencé par employer ce système rustique [des barrages bistatiques à ondes continues], mais l’ont abandonné beaucoup plus tôt, ne reculant pas devant la complication et le prix du matériel à impulsions »[5]. En effet, « la technique des impulsions, qui permet de concentrer l’énergie en trains d’ondes de courte durée mais de puissance de crête élevée, pouvait donner ce résultat [puissance très importante à l’émission et gain très élevé à la réception] »[6].

Un ouvrage de référence

Alors que, verrons-nous, les principales réalisations anglaises fonctionnaient sur le principe d’émissions étendues couvrant un large spectre, compatibles avec des antennes fixes, la substitution d’émissions focalisées, d’ouverture angulaire réduite, devait constituer un pas important pour l’amélioration des performances des radars.

Les travaux de la SFR s’engagent également dans cette voie, qui suppose  une réduction drastique des longueurs d’onde utilisées. « Gutton fait un rapide calcul: si on dispose de deux récepteurs paraboliques de 1 m2 d’ouverture, on obtient sur une liaison aller-retour un bilan d’énergie mille fois supérieur en travaillant avec une longueur d’onde λ=10 cm plutôt qu’à λ=1m. Autrement dit, sa triode UC-16 qui ne délivre qu’un dixième de watt peut donner le même résultat qu’un émetteur de 1 kw à λ=1m Mais, à bilan de puissance identique, on bénéficiera avec le faisceau dirigé d’une bien meilleure précision de localisation angulaire ». Le choix des ondes centimétriques devait cependant s’avérer trop ambitieux pour les technologies disponibles en 1937-1939[7] et, joint à un défaut d’intérêt des autorités,  retarder la mise au point d’un système SFR opérationnel.

L’avance anglaise

Sans méconnaitre les propriétés des détecteurs bistatiques à ondes continues, la RAF était restée fidèle aux détecteurs acoustiques avant de constituer, fin 1934, un comité scientifique de haut niveau présidé par H. Tizard.  C’est ce dernier qui fait appel à R. Watson-Watt, un spécialiste de la radio, d’abord sceptique. Des travaux antérieurs avaient conclu que si l’énergie des ondes radio était insuffisante pour obtenir un effet de destruction, elle pouvait en revanche permettre la détection d’un obstacle, comme un avion. En deux mois, Watson-Watt, s’appuyant sur l’expérience acquise lors des essais de sondage de l’atmosphère, propose en février 1935 un texte fondateur sur la détection et la localisation d’un avion par onde radio. Une expérience, dite de Davenport,  menée paradoxalement avec la technique des ondes continues et qui n’apportait rien par rapport aux travaux de David, servit à illustrer les possibilités de la radio détection. Doté de moyens conséquents, dont un premier budget de 10000 livres, Watson-Watt progresse rapidement, la détection d’un avion à 100km étant obtenue en septembre 1935[8].  

Robert Watson-Watt, source: National Library of Scotland.

La mise au point de radars opérationnels peut dès lors être menée à l’AMRE, établissement de recherche de l’Air Ministry installé à Bawdsey. Les premières commandes en vue de la constitution d’un réseau de stations dit de Chain Home sont passées fin 1935, ce réseau comportant 5 stations en Septembre 1938, 21 à la déclaration de guerre, pour atteindre 39 au cours de la guerre. A l’été 1940, il assurait une couverture complète des côtes britanniques, de l’ile de Wight à l’Ecosse.1939

Certes prioritaire, avec raison comme l’a montré son rôle lors de la Bataille d’Angleterre, la réalisation de la Chain Home a monopolisé l’attention des historiens, au point de faire oublier que le programme britannique comportait  toute une série de matériels répondant à des besoins spécifiques.

En premier lieu, les radars CH équipaient le réseau principal, dit de Chain Home. Chaque station comportait un réseau de normalement 4 pylônes d’émission de 110 m et d’autant de pylônes de réception de 60 à 75 m, entièrement en bois. Ces matériels, dans leur version de 1939,  travaillaient sur des fréquences de 23 à 50 MHz (λ=6 à 13m), avec des puissances de 350 à 750Kw. Leur portée atteignait 150 à 200 km[9]. L’aspect de ces matériels, éléments incontournables de tout documentaire sur la Bataille d’Angleterre, est bien connu.

Station de la Chain Home, à gauche, tours émettrices, à droite, pylônes récepteurs, source: Imperial War Museum

Dès 1936, l’équipe de Watson-Watt, constituée au sein de la RAF, avait été complétée d’une « cellule de l’armée » qui devait développer des matériels mobiles, pouvant accompagner les armées en campagne. Ces matériels devaient finalement être de 3 types : des radars mobiles MRU, des radars de conduite de tir GL et des postes de campagne plus ou moins improvisés GM.

D’abord conçus comme de simples réductions des postes CH, avec des mats de 20 m limitant leur portée, les MRU –Mobile Radio Units-devaient recevoir en 1938 une électronique plus avancée, fonctionnant sous une longueur d’onde de 1,5 m à 5,4 m et faire l’objet d’essais de détection de navires en mer. « Nombre d’utilisations étaient prévus pour ces systèmes : ils pouvaient (1) remplacer ou compléter les stations existantes [de CH, ce qu’elles firent pendant la Bataille d’Angleterre], (2) établir des réseaux outre-mer dans l’Empire, (3) servir de stations d’alerte mobiles là où ce serait nécessaire […] En fait, ces matériels ne sortirent pas en série avant la chute de la France »[10]. Les premiers exemplaires de MRU, aussi désignés AMES 9, furent installés à Malte et en Egypte dès le printemps 1939[11]. Disponibles en nombre trop limités, ils ne devaient pas être déployés en France pendant la guerre, contrairement aux autres modèles mobiles GL et GM.

Les postes GL, pour Gun Laying, étaient prévus comme radars de conduite de tir. Cependant, le premier modèle GL Mk1[12], d’une précision limitée à 20 mètres en portée et 20% en azimut, était inutilisable pour  le réglage des tirs. Il pouvait tout au plus permettre de dégrossir le calcul des coordonnées du tir, une fonction de  ‘Gun Assisting’ plutôt que de ‘Gun laying’ pourra écrire L.Brown[13]. Le GL Mk 1 travaillait sous des longueurs d’onde de 3,4 à 5,5 m avec une puissance de 50 watts. Il faudra attendre le modèle plus évolué, GL Mk2, pour obtenir pendant le Blitz de l’hiver 1940-41 les premiers succès de DCA guidée par radar. Toutefois, ces matériels étaient bon marché et faciles à construire, avec 59 exemplaires produits à la fin 1939 et 344 en 1940, avant de passer à la version Mk 2, un peu améliorée[14]. En raison de l’indisponibilité des MRU, un certain nombre de GL Mk1 devaient être déployés en France avec les British Expeditionary Forces. Une version encore simplifiée dénommée SLC, pour Searchlight Control, ou ELSIE, devait être réalisée en 1939 pour le guidage des batteries de projecteurs[15]

L’indisponibilité des MRU devait conduire à la mise en service de stations mobiles développées dans la hâte, en utilisant des composantes existantes. L’utilisation pendant la guerre de ces stations Ground Mobile, mal distinguées des GL, est mal documentée. Les Stations GM étaient largement des unités « faites à la main, à partir de composants d’usine empruntés aux GL Mk1 et Mk2, le transmetteur fabriqué par Metropolitan-Vickers et les récepteurs par Crossor de Londres »[16]. Ces matériels n’occupent certes pas une place marquante dans l’histoire des radars, mais ils sont représentatifs des équipements effectivement disponibles au moment de la campagne de France.

Emetteur d’une station GL Mk2, source Sayer, via Wikicommons

Début 1940 apparaissaient les matériels CHL-Chain Home Low-, beaucoup plus évolués, pour détecter les avions à basse altitude, déployés ‘juste à temps’ pour la Bataille d’Angleterre. Nous les citons seulement car ils n’interfèrent pas avec les projets français.

Etaient enfin en cours de développement des radars de guidage des avions en vol GCI –Ground Controlled Interception ainsi que des radars embarqués AI –Airborne Interception et ASV-Airborne Research for Surface Vessels, ces derniers en étant encore en 1940 au stade des balbutiements.

Il convient de noter que beaucoup de ces matériels ne surpassaient pas, sur le plan technique, les réalisations américaines et allemandes qui comportaient en particulier deux modèles nettement plus avancés que les radars de la Chain Home. En Allemagne, le Freya est essayé dès 1937 et, aux États-Unis, la première version du SCR 268  en 1938, tous deux avec une longueur d’onde de 2,4 à 2,7 m. Privilégiant une mise en œuvre rapide à la recherche de perfectionnements, la RAF avait pris l’avantage en termes de réalisations, d’intégration du radar dans un système de défense, de maitrise des règles ainsi que de l’expertise nécessaire à l’utilisation opérationnelle de la technique nouvelle.

Avril 1939 : la RDF découverte et adoptée

« Combien de Français, avant le début de 1939, savaient que les Anglais étaient en train de rendre opérationnel un système de détection électromagnétique ? On peut citer Labat et Bureau, probablement les seuls, et encore il ne s’agissait que de la connaissance des procédés techniques, due à leur amitié avec Watson-Watt, et non de elle des applications militaires »[17]. Formulé le capitaine Cazenave, alors au premier rang des officiers français concernés, ce constat introduit bien au choc que devait constituer la découverte du système britannique de RDF.

Les révélations et offres anglaises en matière de radar interviennent dans des circonstances exceptionnelles. La délégation française, conduite par Gamelin, à la conférence militaire de Londres tenue à Londres le 31 Mars 1939 ne cache pas sa déception devant la modestie des moyens que les Anglais pourraient déployer en France en cas de guerre. C’est en quelque sorte à titre de compensation, du moins comme geste de bonne volonté, que la délégation britannique fait valoir l’atout que constituent ses deux armes secrètes, la RDF et l’Asdic, et surtout se déclare prête «  à mettre les forces armées françaises au courant de ces deux inventions et même à leur fournir les matériels correspondants ». A partir de là, les évènements vont se dérouler très vite, pour aboutir en moins d’un mois à un programme détaillé, validé par une commande de principe, comme le rapporte le commandant Ballande, qui en fut l’un des acteurs principaux[18].

Capitaine de corvette détaché à la DAT, en congé à Toulon le 7 Avril, qui se trouvait être le Vendredi Saint, Ballande est rappelé d’urgence pour une mission hautement confidentielle qui lui est précisée le lendemain par le général Mendigal, sous-chef de l’EMAA : se rendre à Londres pour se documenter sur le système de RDF- Range and Direction Finding.

Le général Mendigal en 1943, source site muséedesétoiles

Le 12 Avril débutent les visites à l’Air Ministry, puis le 13 au site d’expérimentation d’où la mission française revient à Londres « émerveillée » pour évoquer les possibilités d’acquisition de ces matériels. Les demandes françaises recevront un traitement prioritaire, assure l’Air Ministry, à condition que les commandes correspondantes soient notifiées au plus tard le 25 Avril : « Nous étions le 15 Avril. Il nous restait bien peu de temps pour régler une affaire de cette importance », écrira Ballande. A Paris, Ballande retrouve le commandant Fayet, chef de la section anglo-américaine au 2ème bureau de l’État-major de l’Armée de l’Air, qui rapporte de son côté: « j’ai été le premier non britannique à avoir vu le dossier du radar, apporté à mon bureau par Collier, attaché militaire anglais »[19].

Préparé dans l’urgence, le rapport Ballande, remis le 19 avril au général Mendigal, chef de l’EMAA, ne se bornait pas à décrire les possibilités du matériel anglais, mais proposait un schéma de déploiement en France : « 11 stations fixes devaient suffire à protéger la Provence, le Languedoc et le littoral algéro-tunisien. Pour les frontières terrestres, de Dunkerque à Menton, nous demandions une quarantaine de stations mobiles de guet, 310 postes de conduite de projecteurs (destinés aux batteries antiaériennes et à l’équipement de 400 km de secteurs de chasse de nuit), ainsi que 1500 à 2000 appareils d’identification des avions amis ». Les départements de la Défense Nationale –Guerre, Marine et Air- n’ont que 4 jours pour réagir et préciser leurs demandes, à passer a priori sur leurs budgets existants.

Cazenave devait confirmer la portée de ce document : « le rapport de cette mission, connu sous le nom de Rapport Ballande, fut distribué parcimonieusement. En tant que chef de la section Trans[missions] de l’EMAA, je fus évidemment destinataire, après le chef d’état-major, et je puis témoigner qu’il produisit l’effet d’une bombe. Etant donné la situation de la France [au printemps 1939], cela n’était pas étonnant: il nous apportait la solution d’un problème capital en devançant de deux ans au moins une solution française espérée »[20].

Un programme de commandes interarmes

Sur la base d’un rapport remis par Ballande le 18 Avril, une conférence organisée par le Contrôleur général Jacomet, secrétaire général de la Défense Nationale [bras droit de Daladier en matière d’armement] réunit le 22 les trois sous-chefs d’état-major général (les généraux Colson et Mendigal, le Contre-amiral Tavéra). Les représentants de la Terre et de l’Air acceptèrent les propositions, mais la Marine ‘ne demanda qu’un échantillonnage peu important’. Elle désirait seulement s’inspirer des matériels anglais pour hâter la mise au point des recherches en France’. La signature d’une commande de principe eut lieu à Londres le 26 Avril. La position de la Marine s’explique par le fait que, seule des trois armes, elle était en contact depuis la fin 1938 avec des entreprises françaises en vue de la construction de matériels à impulsions nationaux[21].

Daladier décide le 14 Mai de l’organisation d’une mission conjointe aux différents départements concernés. Dirigée par le contrôleur général Jugnet, elle comportait trois personnalités centrales pour l’histoire du radar en France, le commandant Labat (Armée de terre),  l’ingénieur du Génie Maritime Giboin (Marine) et le capitaine de corvette Ballande (au titre de l’inspection de la Défense aérienne). Le rapport remis le 20 Mai s’avère très riche en informations tant sur la situation des matériels anglais que sur les demandes françaises, validées à la réunion du 22 Avril, ainsi que les termes du contrat envisagé[22]. En premier lieu, le rapport indique les désidératas des différents départements de la Défense nationale, compte-tenu des possibilités financières de chacun :

-en matériels de veille à grande puissance, type CH –Chain Home (ou une variante CO dont nous n’avons pas trouvé d’autres traces), de portée 180 km : seule la Marine exprime un intérêt, demandant 6 stations de ce type.

-en matériels mobiles sur camions et remorques d’une portée de 50 km, la Guerre demande 47 stations, l’Air 16 et la Marine 4.

-en matériels GL2 Gun Layer [Mk2, dans la désignation anglaise], mais comme l’indique le rapport avec raison plutôt utilisables pour la conduite de projecteurs, la demande est de 120 postes, au titre de la DAT, et 8 pour la Marine.

-L’Air souhaite commander pas moins de 300 « postes de bord ou appareils d’identification des avions amis FF», futurs IFF (Identification Friend-Foe).

Le rapport interarmes sur les commandes françaises, source: SHD

De ces commandes, on retiendra surtout le faible intérêt manifesté pour le principal système anglais, de  la Chain Home, jugé sans doute non transposable aux frontières terrestres du Nord et de l’Est. 

Le principe d’une commande de quelques stations d’entrainement, 6 modèles MB et 3 GL, qui pourraient être livrées à partir de Septembre 1939, est également acté.

Chaque matériel fait l’objet d’une présentation détaillée, énonçant les différentes composantes, avec l’idée d’identifier celles qui pourrait être fabriquées en France. On relève notamment l’intérêt porté, à juste titre, aux « matériels IFF d’identification » dont les essais de Reims, menés en 1938 avec des matériels à ondes continues, avaient déjà souligné l’importance[23]

En cas de commande confirmée, de premiers postes GL2 pourraient être livrés pour l’entrainement, dès Septembre. Les matériels de série seraient livrés en totalité en 1940, à partir de Mars ou Juin selon les modèles.

Le rapport Jugnet indique également le cout des différents matériels, et leur répartition entre départements.  Sur un total de 1,319 million de livres, soient 235 millions de Francs, les commandes pour la Guerre représentent plus de la moitié, soient 126 millions, les commandes de la Marine représentent 83 millions. L’Air n’intervient que pour 26 millions, soit seulement 11%, bien loin de l’engagement massif de la RAF outre-Manche. Pour situer ces dépenses, on rappellera que les commandes d’avions américains passées en Février-Mars 39 représentaient 388 millions pour 100 Douglas DB7 et 695 pour 115 Glenn Martin 167F.  Les Anglais accueilleraient en stage de deux mois des militaires et techniciens français pour les former à l’emploi des divers matériels, un premier groupe, de 2 officiers de chacune des trois armes, pouvant être formé à partir de Juin. Le rapport se concluait en signalant l’implication personnelle, très ouverte et bienveillante à l’égard de la délégation française, de Watson-Watt lui-même. Lequel Watson-Watt devait d’ailleurs se rendre en France, en particulier sur la côte de Marseille à Saint-Tropez « pour étudier le problème des installations Radar »[24].

Watson-Watt accueillit aussi une mission conduite par le général Jullien, commandant les transmissions de l’Armée de terre, que Cazenave, qui y participait personnellement, situe également en mai.

Source: Cazenave, in Liaison des transmissions

Le sujet de la DEM anglaise est à l’ordre du jour du Conseil Consultatif de l’Armement et des Matériels de guerre du 17 Juillet 1939. Le Procès-verbal, très discret, n’évoque, d’ailleurs brièvement, que les commandes envisagées de projecteurs, mais le document de travail en annexe comporte un exposé synthétique, mais complet, des réalisations anglaises[25]. Heureusement, le document de travail qui figure en annexe comporte un exposé synthétique, mais complet des réalisations anglaises[26]. « Les Britanniques ont fait connaître en Avril 1939 qu’ils avaient mis au point un procédé de détection des avions par ondes électromagnétiques ». Deux types de postes ont été réalisés : Des stations terrestres de type A, à antenne sur 4 pylônes de 110 mètres et portée de 220 km, des groupes mobiles terrestres à antennes de 25 m et portée de 50 km. Sont de plus en cours de réalisation, un poste -C- de conduite de projecteur et un poste –D- de conduite de tir d’une batterie de DCA.  Les commandes françaises sont signalées avec discrétion : « Quelques stations A ont été mises en commande par la Marine pour l’Afrique du Nord. Un certain nombre de groupes mobiles B ont été également commandés par la Guerre et par l’Air ». Par ailleurs, « les Britanniques ont consenti à nous fournir un certain nombre de postes C en 1940 ». La mission française est d’avis que la Détection électromagnétique, non seulement résoudra le problème du Guet, mais permettra à la DCA de renoncer au tir au son, voire peut-être, au tir au projecteur.

Une page est tournée

C’est finalement au Général Aubé, inspecteur de la Défense antiaérienne,  qu’il allait revenir de tirer les conséquences du redéploiement du dispositif de DEM, du système français au système anglais : « Il  n’y a pas lieu de modifier l’utilisation prévue du matériel moderne de détection mis en commande pour la section DEM de Reims et dont la livraison est en cours [matériel ‘David’ à ondes continues]»[27]. En revanche, et ceci sonne le glas du système de DEM français, « les appareils de détection commandés à l’étranger résoudront avec simplicité et exactitude les problèmes inscrits au programme actuel d’expérience du CEAM. J’estime donc inutile de poursuivre à Reims l’étude technique  tactique des barrages de détection de type français dans le cadre où cette étude a été conduite jusqu’à ce jour ». Finalement, « la commande d’un matériel très différent du matériel mis en œuvre par la section DEM de Reims rend pour le moment inutile le développement de cette unité. En attendant l’entrée en service des dispositifs nouveaux (milieu de 1940), il convient seulement d’achever l’équipement de la Section DEM pour lui permettre de constituer la ligne de 120 km prévue[28]. En outre, il n’y a pas lieu d’envisager, en l’état actuel des choses, une nouvelle commande d’appareils de détection de type français, les délais éventuels de fabrication étant, en effet, trop importants pour que les appareils commandés dès maintenant en France soient achevés avant l’arrivée des matériels étrangers ». La phrase est ambigüe : concernait-elle seulement les matériels du système bistatique, abandonné, ou aussi les matériels modernes à l’étude, réputés déboucher trop tard pour présenter un intérêt ? On comprend que la perspective de voir les commandes de radars anglais évincer durablement toute production française dans le domaine ait vivement préoccupé les industriels français.

Alors qu’Aubé prend acte du renoncement au système des barrages David, le choix de la solution anglaise n’allait pas sans objections. Ainsi, pour Emile Girardeau, fondateur et dirigeant de la SFR, « le commandement, prenant acte de l’avance anglaise, se prononçait pour l’adoption de ce système, à la grande déception des industriels français engagés dans des projets de ce type ». Pour la SFR, « les démonstrations de début 1939 n’entrainèrent pas la collaboration de l’État avec l’industrie. Toutefois, alors que d’un côté le gouvernement conservait une attitude négative à l’égard de son industrie nationale, il se laissa bientôt entrainer à engager des centaines de millions pour acheter du matériel anglais, matériel qui ne fut d’ailleurs pas livré comme convenu; n’arriva qu’en très petite partie vers la fin de la guerre seulement et ne répondit pas aux conditions techniques fixées »[29]. Cette critique fait toutefois beau jeu du facteur temps, la France pouvant difficilement méconnaître les délais nécessaires à la mise au point des solutions nationales. Finalement, le temps devait manquer, même pour la mise en œuvre de la solution anglaise. Girardeau faisait remarquer également que les Anglais avaient dépensé de 1935 à 39 plus de 600 000 Livres (environ 90 millions de francs), « en face de quoi on alignait zéro dans les services officiels français [inexact, mais de peu !] et une dizaine de millions pour mon groupe industriel»[30].

Emile Girardeau, source: site Aconitgalerie

 

Et pourtant, à la déclaration de guerre, rien de concret

S’adressant à Vuillemin le 14 Septembre, Aubé devait remarquer que « les conclusions [du Rapport Jugnet du 14 Mai] n’ont reçu aucune sanction pratique. En l’état actuel des choses, il ressort, d’après les enseignements que j’ai pu recueillir sur la question, qu’une commande de principe aurait été adressée à la Direction des Recherches Scientifiques de l’Air Ministry avec un projet de contrat que de département devait retourner après accord. Aucune réponse à ce sujet n’aurait été envoyée par l’Air Ministry au service intéressé du Département de l’Air »[31]. Faut-il suivre l’explication de Ballande, pour lequel une indiscrétion commise à l’Amirauté française serait la cause des réticences anglaises ? Peu après sa visite en France,  R. Watson-Watt écrivit en effet à Ballande pour l’informer qu’il y avait eu une fuite sur les achats français en matière de Radar et sur l’objet de sa propre visite, ce qui aurait justifié un gel des contacts britanniques sur le sujet. La fuite provenait du contre-amiral Tavéra qui avait informé la SFR des contacts concernant la RDF, puis d’un manque de discrétion au sein de la SFR..

En tout état de cause, Aubé presse Vuillemin d’envoyer d’urgence en Angleterre une mission restreinte interarmes en vue de finaliser l’accord et d’obtenir des précisions sur les délais de livraison et l’étendue du concours anglais à la mise en place du dispositif et Watson-Watt fait état d’une réunion de travail avec l’attaché de l’Air français les 25 et 26 septembre, mais le premier mois de guerre va bientôt s’achever et la relance des contacts intervient bien tardivement. La participation des radars à la campagne de France ne pourra être qu’anecdotique, comme nous le verrons dans un prochain article.

Et si…

Compte tenu des retards inévitables dans la livraison des matériels anglais, ce recours à l’importation s’imposait-il ? Pour examiner les termes de ce débat, il nous faudra d’abord rendre compte du développement des matériels français, intervenu pour l’essentiel après la déclaration de guerre.

Le principal contrefactuel que suggère cette étude est dès lors du type : Et si … les décideurs, militaires ou civils, avaient fait preuve d’une telle réactivité  et d’un tel esprit de décision dans d’autres domaines…

Notes et références

[1] Sur ce blog : http://sam40.fr/avant-le-radar-la-detection-electromagnetique-a-la-francaise/. Cf. aussi nos articles dans la revue Le Piège, n°234 Octobre 2018 et n°235 Janvier 2019.

[2] Cité par Y. Blanchard, Le radar, 1904-2004, p. 105.

[3] Ibid. p.149.

[4] Brevet H. Gutton, cité par Darricau et Blanchard, Histoire du radar dans le monde puis en France.

[5] Préface à l’ouvrage de Pujade, précité.

[6] A. Vasseur, De la TSF à l’électronique, p.220.

[7] Réaliste, Watson-Watt refusera en 1936 de réduire à 1 m la longueur d’onde des radars en construction, cf. H. Guerlac, Radar in World War II,  vol. I,p.146.

[8] H. Guerlac, op. cité, pp.128-138. L’importance historique de l’utilisation des radars britanniques pendant la Bataille d’Angleterre occulte généralement les développements parallèles, et parfois plus prometteurs, intervenus aux Etats-Unis.

[9] Pour une description complète, cf. Swords, A Technical History of the Begining of Radar, pp. 468-471. 

[10]  Guerlach, op. cité, p. 155

[11] Guerlach, Radar in WW II, p. 154 .

[12] Ce matériel fait l’objet d’un article wikipedia très documenté : https://en.wikipedia.org/wiki/GL_Mk._I_radar

[13] Dans son ouvrage de référence sur le sujet : A Radar History of World War II, p.60.

[14] Swords, p. 60.

[15] Cf. Collier, The Defense of  the UK, p. 254.

[16] Guerlac, op. cité, p. 169.

[17] P. Cazenave, L’armée de l’air et les radars anglais en 1939/40, Bulletin de liaison des Transmissions, janvier 1971, p.35.

[18] H. Ballande, De l’Amirauté à Bikini, pp.24-32.

[19] Dans son témoignage oral recueilli au SHAA, en 1976.

[20] Art. cité, p.35.

[21] E. Giboin, L’évolution de la détection électromagnétique dans la Marine Nationale, L’onde électrique, février1951, p.54.

[22] Rapport N°57, Détection aérienne, 20-05-39, SHD 2B210.

[23] Cf. le rapport du capitaine Arsac, cité dans notre contribution précédente, sur la DEM à la française.

[24] Cf. son article Le Radar, in Icare, N°93, La Bataille d’Angleterre, p. 122.

[25] PV et annexe n°18 in SHD 7N4210.

[26] PV et annexe n°18 in SHD 7N4210.

[27] Lettre Aubé au Ministre de l’Air, 26-05-39, in SHD 2B210. On notera cependant que le principe du Radar bistatique devait recevoir de nouvelles applications après-guerre, présentées dans l’ouvrage de Willis, Bistatic Radar.

[28] Cf. notre article précédent : http://sam40.fr/avant-le-radar-la-detection-electromagnetique-a-la-francaise/

[29] Note in ‘Classeur SFR’, collection A-Y Couchouron.

[30] Op. cité, p. 216.

[31] Lettre Aubé à Vuillemin, 14-09-39, SHD 2B120.

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