Un ouvrage récent, consacré au bombardier Léo 45, porte en sous-titre « Histoire d’une réussite française »[1]. A lire ses pages, bien documentées et fortes intéressantes, on se prend à penser qu’un autre sous-titre aurait aussi bien convenu : « Histoire d’un chemin de croix de l’Aviation française », paraphrasant un ingénieur qui livrait, dans le contexte particulier de 1943, sa colère à l’encontre des responsables -réels ou supposés- de la défaite[2].
C’est parce que le Lioré et Olivier 45 était tout sauf un avion médiocre que son histoire mérite d’être revisitée, comme une illustration de la manière dont tant d’efforts, de talents parfois et, à l’arrivée, tant de sacrifices ont été dépensés en vain, gaspillés, dans ces années fatidiques. Dans cette enquête, nous serons amenés à identifier différents défauts qui ont pesé sur la mise au point, la construction et l’utilisation du LeO, tels qu’ils apparurent progressivement aux responsables de l’époque, en particulier sur le plan technique.
Le Léo 45, meilleur bombardier français de 1940
« Nous aurions voulu présenter le LeO 45, que la SNCA du Sud-Est s’apprête enfin à produire en série, lorsque cet avion était encore le meilleur du monde de sa catégorie. Mais les records qui viennent d’être établis en Allemagne, par le chef pilote de Heinkel, nous montrent que, dans ce domaine également, nos voisins d’outre-Rhin nous ont surclassés. Constatons simplement le fait et souhaitons qu’il en soit tiré, sans plus tarder, la leçon qu’il comporte»[3]. Ces lignes d’André Frachet, dans le journal Les Ailes du 2 décembre 1937, nous apparaissent aujourd’hui comme à la fois prématurées et prémonitoires. Prématurées, parce que la revendication allemande d’un Heinkel 111 dépassant les 500 km/h était bien extravagante, du moins dans une version opérationnelle ; prémonitoire, parce qu’il ne sera que trop vrai deux ans plus tard que, dans la mise en œuvre de bombardiers modernes, « nos voisins d’outre-Rhin nous aurons surclassés ».
Au dire de K. Frieser, citant Faris Kirkland, «les modèles français de bombardiers récemment introduits étaient considérés comme les ‘plus révolutionnaires du monde’»[4]. Quand le Lioré 45 apparait en 1937, il est le plus rapide des prototypes de bombardement existants. Certes, le Junker 88, qui démontrera une grande flexibilité d’emploi, l’a précédé de trois semaines mais, dans ses configurations de 1939-1940, il ne dépassait pas les 450 km/h, alors que le LeO atteignait 480, et même 500 lors de ses essais dans la configuration la plus favorable[5].
Les qualités du LeO ne se limitaient pas à sa vitesse. « Ce bombardier français était sans doute l’un des meilleurs du monde, sinon le meilleur étant donné sa résistance aux coups (étudiée à l’avance) et son armement défensif unique et très dangereux : un canon de 20 m à tir rapide (dorsal) et 1 mitrailleuse ventrale escamotable, surgissant par surprise; Le haut-commandement affolé l’employa hélas en dépit du bon sens, annulant ses avantages énormes et multipliant ses pertes »[6]. En ces termes, l’ingénieur pilote d’essais Jacques Lecarme devait reporter sur le commandement la responsabilité des résultats opérationnels décevants du LeO 45 au cours de la campagne de France. Attaques à trop basse altitude, sans escorte de chasse, ordres d’engagement tardifs et inadaptés aux possibilités de l’appareil, entrainement des équipages mal conduit, communications défectueuses,…longue est la liste des erreurs, dénoncées avec raison par Lecarme qui ne vont pas permettre au LeO d’apporter au combat une contribution à la hauteur de ses potentialités. Peut-on, pour cela exonérer totalement l’appareil ?
Jean Cuny et Raymond Danel, peu soupçonnables de sévérité excessive à l’égard des appareils français, relevaient : « Pendant plusieurs dizaines d’années il s’est bâti une légende dorée : celle d’une machine merveilleuse, supérieure à tout ce que les aviations concurrentes pouvaient mettre en ligne à la même époque et qui s’appelait le Lioré et Olivier LeO 45. Selon cette légende l’avion aurait donné des résultats exceptionnels partout où il fut engagé. Malheureusement le mythe résiste mal à un examen impartial des faits: en dépit de l’héroïsme des équipages les résultats obtenus furent assez moyens. Pire : le LeO 45 fut considéré par la majorité de ses pilotes comme un appareil délicat, sinon dangereux à utiliser ; et, à l’étranger, il acquit une déplorable réputation !»[7].
Pour justifiées qu’elles aient été, les remarques de Lecarme ne doivent cependant pas masquer les difficultés inhérentes à l’appareil lui-même, qui sont relevées assez vite dans les rapports d’époque, sans donner lieu à des réactions à la hauteur des enjeux. Ainsi, en Avril 1938, « le ministre saisit le Comité [du Matériel] des premiers résultats d’essais du Léo 45 qui font apparaître de graves défauts, en particulier : chute de vitesse de 100 km/h quand le casque et la cuve sont sortis, défense avant inexistante, absence de commandes de secours et température trop élevée des moteurs. Le général Féquant [alors Inspecteur général technique] fait remarquer que seuls les deux cylindres du haut chauffent et qu’il est possible de remédier à ce défaut. M. Sabatier [Directeur général Technique] signale que la double commande a été supprimée par ordre. D’autre part, le constructeur a été invité à ne pas apporter de nouvelles modifications à cet avion. Les défectuosités les plus importantes seront corrigées. De toute façon, la première série de 20 sera seule atteinte par les imperfections secondaires qui subsisteront sur le prototype »[8].
Un avion mal conçu pour la production
Concepteur de l’appareil, Pierre Mercier avait privilégié la recherche de l’aérodynamisme et de la solidité structurale. Les deux objectifs seront atteints, le second largement: on verra des LeO 45 retourner à leur base avec des dommages importants. Toutefois, cette résistance structurale ne sera pas obtenue sans cout. Le LeO 451 pesait, à vide, 7530 kg, contre 6500 pour l’Amiot 351 et seulement 4900 kg pour le DouglasDB7. Surtout, les solutions adoptées, à l’opposé de celles qui étaient en train de prévaloir aux Etats-Unis, entrainaient une grande complexité structurale, et donc d’importantes difficultés de fabrication.
« Pour assurer la construction en série du LeO 45, des méthodes de construction simples sont définies » écrit Jean-Michel Meunier, qui relève pourtant que « logiquement ce mode de fabrication aurait dû avoir un impact important sur les coûts de fabrication du LeO 45. L’effet sera inverse et demandera, pour assurer toutes les opérations de fabrication et d’assemblage, un volume d’heures de l’ordre de 50000 H »[9].
Un rapport rédigé en mars 1940 par l’inspecteur général Etévé, révèle les réserves formulées sur ce point très tôt par deux rapports du Service Technique de l’Aéronautique, les 27 juillet 1936 et 9 Août 1937. « L’étude de l’avion Lioré 45 a été menée avec beaucoup de soin […] Par contre, la complication de la fabrication doit avoir pour conséquence un prix de revient élevé même pour une série importante […] Il est à craindre que les réparations ne puissent que difficilement être effectuées par les formations militaires », signale le rapporteur de 1936, tandis que celui de 1937 détaille les éléments générateurs de difficultés de construction, notamment l’aile centrale, « tant du fait de sa complexité propre, que du fait de sa liaison avec l’aile extrême »[10].
De même, Amaury de La Grange écrivait en mars 1938: « Dans la classe de bombardement léger, le Lioré 45 est certainement un prototype remarquable. Ses essais sont terminés, ses performances sont extrêmement brillantes, puisqu’il peut, en surcharge, emporter 2 tonnes de bombes à 1000 km à 475 kmH. Mais, comme le Morane, il a le défaut capital d’être d’une conception complexe et, partant, d’une réalisation difficile » [11].
Le thème sera régulièrement repris par la suite. Le 3décembre 1938, le sénateur Maroselli écrit au ministre Guy La Chambre : « j’ai observé que cet avion coute trop cher, et que sa construction exige trop de temps »[12]. L’ingénieur Ingrand pourra ainsi dénoncer en 1943 ce bombardier, faisant l’objet d’importantes commandes, dans lequel « tout était accumulé pour en rendre la fabrication impraticable », tandis que dans ses « Vingt-cinq années d’aviation militaire », le général Hébrard devait formuler ainsi l’argument : « ce matériel comprenait :
-tous les métaux et alliages ;
-des bois coloniaux ;
-des revêtements métalliques laissant tout de même quelque place aux revêtements de toile ;
-des ferrures ‘attache de tous types ;
-tous les procédés de fabrication (fraisage, emboutissage, rabotage, soudures électrique, autogènes, etc…) bref ‘un véritable appareil de démonstration pour un cours de construction d’avion.., avion comptant « 40000 pièces différentes usinées par 26000 outillages »[13].
Malgré ces difficultés de fabrication, le LeO 45 devait être produit à 500 exemplaires avant l’armistice, résultat d’un effort industriel aux résultats remarquables en termes quantitatifs, beaucoup moins en termes de qualité.
Un effort exceptionnel, mais des avions mal construits
Quand le LeO 45 fait son premier, le 16 janvier 1937, le prototype Ju 88 V1 vole depuis seulement 3 semaines mais, quand cet exemplaire encore unique du LeO reprend ses essais en septembre 1938, Junker fait voler son prototype V7, deuxième du modèle A prévu pour la série[14].
Les essais du prototype sont régulièrement retardés par de multiples incidents, que relate bien J-M Meunier. Les exemplaires suivants, n°1 et 2 de tête de série ne devaient voler qu’en mars et avril 1939, respectivement. Dès la série initiale, le travail se trouva partagé entre plusieurs sites, la SNCASE assurant le montage dans une usine d’Argenteuil, avec démontage partiel pour transfert et achèvement à Villacoublay où s’effectuaient les premiers vols. La complexité du LeO conduisit la Société à recourir à la sous-traitance, Breguet se trouvant par exemple en charge de la fabrication des ailes externes. La montée en régime des commandes et des cadences demandées conduisit à installer deux autres chaines de montage dans les usines SNCASE d’Ambérieu en Bugey et de Marseille-Marignane, puis à l’usine SNCAO de Bouguenais qui achevait à l’automne 1939 la série des Morane 406. En même temps, le développement de la sous-traitance mobilisait un réseau considérable, où figuraient, parmi les principaux participants Breguet, les nouvelles sociétés SIPA et CAPRA [future MATRA], Brissonneau et Lotz, Chausson, SOMUA et Vermorel.
D’abord lente, l’accélération de la production se faisait sentir au printemps 1940. Le 22 juin, plus de 500 (505 à 509 selon les sources) étaient sortis d’usine, dont 365 pris en compte par la DMAM -Direction du Matériel Aérien Militaire- un résultat remarquable. A ce moment, la production de LeO 45 dépasse les 100 avions par mois, rejoignant la production des Junker 88 des mois de mars ou d’avril.
Ces résultats, remarquables en termes de sorties d’usines, ne se traduisaient pas immédiatement en avions « bons de guerre », pouvant être envoyés en unités. Début mai, sur 360 appareils sortis d’usine, 130, soient plus d’un tiers n’avaient pu être présentés à la réception par le CRAS [Centre de Réception des Avions de Série], faute d’un ou plusieurs équipements, ou en attente d’une modification.
Cet incontestable succès, sur le plan quantitatif, ne se retrouvait pas, en effet, dans la qualité de construction.
En Mai 1938, « le Ministre annonce qu’il vient d’éprouver une déception au sujet de cet avion. Des renseignements émanant d’ouvriers de différents ateliers de la SNCASE, il ressort que la fabrication ne va pas sans anicroches»[15].
Sortant initialement au compte-goutte, les appareils n’arrivent en unité –en premier lieu la 12ème escadre- qu’à partir d’Octobre. Les débuts sont difficiles, comme l’atteste une lettre de Vuillemin au Ministre le 15 Novembre 1939:
« Le matériel excellent qu’est le Leo 45 est livré aux unités avec de multiples petites défectuosités, dont chacune a en soi peu d’importance, mais dont l’accumulation n’en est pas moins susceptible de surcharger le personnel de l’unité touchant le matériel nouveau et d’augmenter dans une mesure inadmissible les délais dans lesquels le matériel ainsi livré est apte à faire des missions de guerre »[16]. De plus, ces groupes n’ont reçu ni rechanges, ni outillage. Dès le 25 octobre, le général inspecteur de l’aviation e bombardement relevait : « Les avions sont livrés incomplets en matériel d’équipement et d’armement. Ils sont par ailleurs sujets à de nombreux incidents d’ordre mécanique dus, semble-t-il à un manque de mise au point en usine ou à des défauts de construction ».
Suit un véritable réquisitoire : déjà, pour la cellule : revêtements peu soigné, rivetage mal fait, carénage incorrectement tracé, mal chaudronné et grossièrement assemblé … l’état de surface de tous les appareils est tel qu’on peut craindre un sensible abaissement des performances. La peinture s’écaille abondamment, aucun enduit n’ayant été apposé…De nombreuses vis de fixation de carénage sont enfoncées à coup de marteau. La situation n’est pas plus brillante pour les moteurs. On constate de nombreuses fuites à tous les joints qui imposent aux mécaniciens un travail d’entretien et de vérification inadmissible…Les capots moteurs présentent de difficultés de montage et un ajustage peu soigné. L’armement souffre du perçage incorrect des supports de viseurs et lance-bombes et de la fourniture incomplète des appareils de bord. On relève par ailleurs de nombreuses fuites ans les circuits d’huile et d’essence et diverses ruptures de pièces, comme par exemple les goujons d’assemblage des roues ». Pour conclure, les escadres concernées dénoncent un « manque absolu d’outillage et d’appareils de manutention et de levage ». Dans les rapports qui se succèdent, de Janvier à Mars, la litanie des défaillances ne fait que s’allonger. A la 12ème escadre, « les appareils neufs livrés nécessitent une vérification minutieuse qui ne demande pas moins de 125 heures de travail »[17]. L’Inspecteur général Etevé, dans un rapport technique du 17 Mars, au terme d’un récapitulatif de 12 pages relevant une centaine de déficiences ou incidents, leur voit quatre catégories de causes :
-Etude insuffisante des pièces incriminées (manque de matière, mauvais dessin ou montage incorrect, etc.)
-Utilisation d’accessoires trop fragiles ou s’usant trop rapidement.
-Défauts de fabrication (montage erroné, manque de gabarits, travail peu soigné, métal écroué par pliage, défaut de matière, etc…)
-Mise au point insuffisante (tuyauteries insuffisamment nettoyées, fuites d’huile ou d’essence, etc…) »[18].
On peut retenir finalement le diagnostic du Lieutenant Thoré, en charge du 4e bureau du GIABSE [Groupement d’Instruction de l’Aviation de Bombardement du Sud-Est] en 1940 : « la cause principale de ces ennuis [entretien difficile, exigence de multiples modifications…] était la livraison hâtive d’appareils insuffisamment au point»[19] .
Un problème majeur: des moteurs peu fiables
Les essais du LeO 45 devaient pâtir du manque absolu de fiabilité de ses moteurs Hispano Suiza 14AA, comme l’écrira J. Lecarme : Ces moteurs « remontés en avril 1938, le calvaire se poursuit et se termine enfin en aout, sur panne double subie par le pilote du CEV, le capitaine Badré (et sur panne quadruple du Farman 223-3 en juin). On n’avait pu voler plus de 66 heures, en 18 mois et cent vols »[20].
Dans un courrier au ministre de l’Air, le 29 décembre 1937, la direction d’Hispano présentait ses doléances au sujet de son moteur HS 14AA, tout en rappelant l’origine de ce matériel.
Lorsque, s’étant engagée dans la fabrication des Wright à 9 cylindres Whirlwind et Cyclone, « après avoir recalculé toutes les dimensions en cotes métriques et résolu les problèmes de fabrication et d’outillage, la Société Hispano Suiza s’est trouvé en mesure de fournir des moteurs de ce type, construits dans ses usines, elle a rencontré de grandes difficultés ; certains services officiels s’opposaient à la mise en service de ces moteurs parce qu’il s’agissait d’une licence étrangère »[21]. Cette position, confirmée par Painlevé, ministre de l’Air de juin 1932 à janvier 1933, n’a pas été maintenue par « l’actuel ministre de l’Air [Pierre Cot], mais la Société Hispano Suiza ne s’en est pas moins trouvée activement engagée à ne pas rester dans le sillage d’une firme étrangère. Elle a donc abordé avec ses seuls moyens l’étude et la mise au point des moteurs à 14 cylindres à double rangée. Monsieur Birkigt s’est consacré à ce problème et s’est attaché à lui trouver des solutions originales. Il y est parvenu avec succès ». Ayant détaillé certaines de ces solutions, la note concluait, « nous devons même dire que cette réalisation d’un moteur de 14 cylindres à grande puissance a fait école. L’entrée sur le marché du moteur Hispano 14-AA a précédé les études de Pratt et Whitney et de Wright ». Cette dernière affirmation était d’ailleurs inexacte, le Pratt & Whitney Double Wasp, étudié en 1929, étant produit dès 1932, et le Wright Double Cyclone était à l’étude en 1934-35, tandis que l’expression « d’entrée sur le marché » était optimiste pour un moteur qui n’avait alors volé, à notre connaissance et avec des résultats pour le moins mitigés, que sur les prototypes de chasseur Loire 250 en septembre 1935, des bombardiers Léo 45 en janvier et Bloch 133 en octobre 1937 ainsi que de l’hydravion Breguet 522, version du Bizerte, dans le courant de la même année.
Avec raison sans doute Hispano pointe ici la responsabilité d’autres acteurs, dont le Ministère de l’Air. Alors que les essais d’homologation (d’ailleurs insuffisants, ils devaient être renforcés en 1937) avaient été réussis entre janvier et juillet 1935, justifiant une commande conditionnelle de 280 moteurs en trois tranches, pour essais et équipement d’une série de Bloch 133, ce prototype ne devait voler qu’en octobre 1937, 9 mois après le Léo 45. Ses moteurs, pourtant, avaient été livré un an plus tôt. Pour mener elle-même des essais, Hispano avait commandé un Bloch 220, et livré les moteurs correspondant en 1936, sans jamais obtenir la livraison de l’appareil.
Faute d’essais approfondis, menés sur une cellule éprouvée et disponible, comme l’Amiot 143 par exemple, ou le Bloch 210, deux années ont été perdues pour le diagnostic des problèmes affectant le moteur 14AA.
Il reste que ce moteur souffrait de graves défauts de conception, comme de réalisation. Fondamentalement, le projet résidait à dériver un moteur à 14 cylindres en double étoile d’un moteur à une étoile de 9 cylindres, parallèlement à la dérivation engagée réalisée un peu plus tard. Pour ce faire, ne pouvant bénéficier de l’avance prise par son concurrent Gnome & Rhône avec le 14K, c’est de Clerget, qui avait réalisé en 1932 un moteur diesel 14-T dont Hispano disposait d’une licence de fabrication, que s’inspire Birkigt, le directeur technique sur qui reposait la réputation de la Société[22]. Les autres modifications introduites ne furent pas heureuses, comme l’introduction de pompes à palettes qui conduisaient l’huile à émulsionner, mais le moteur était aussi sujet à des ruptures de vilebrequin.
En dehors même des problèmes de fiabilité, le résultat n’est guère en faveur d’Hispano. En effet, l’équivalent américain du 14AA n’est pas le 9 cylindres Cyclone de 1200 cv [1000 en 1938], comme le considère Jean-Michel Meunier[23], mais le 14 cylindres Double Cyclone qui atteignait 1500 cv à son entrée en service en 1939, soit 40% de plus que l’Hispano, avec une cylindrée inférieure, 42 litres au lieu de 45. Cette puissance inférieure était en partie compensée par un poids et un maitre-couple moindres, résultat d’un pari ambitieux et risqué. En effet, alors qu’un moteur en double étoile entraine a priori un refroidissement plus difficile de la rangée arrière, Birkigt avait choisi de réduire le diamètre du moteur, de 139 cm sur le Cyclone [137 pour le 9V] à 126 cm sur le 14AA. Comme le remarquait un rédacteur des Ailes le 6 juin 1938, « les moteurs français ont une surface frontale inférieure de 30% aux modèles américains. Evidemment, comme il n’y a pas de miracles, pour arriver à ce résultat, il a fallu tasser la mécanique, d’où les difficultés actuelles »[24]. Si l’on ajoute qu’Hispano avait limité à 70 kg l’alourdissement du moteur entrainé par la rangée de cylindres supplémentaire, avec 640 kg pour le 14AA contre 878 pour le Double Cyclone, on peut imaginer que cela était aussi au détriment de la robustesse.
Comme on le voit, le défaut de fiabilité des Hispano 14AA avait des causes multiples, qui semblent avoir été en partie corrigés dans une version ultérieure, mais alors l’urgence résidait dans la production des moteurs 12Y pour équiper les chasseurs sortant en grandes séries.
Fait peu connu, qui prend un sens ironique à qui connait la suite de l’histoire, il ressort d’un procès-verbal du Comité du Matériel d’octobre 1935 que l’Hispano 14 Ha était notamment prévu « pour être parés en cas d’incidents systématiques du Gnome Rhône 14K »[25].
Malheureusement pour le Léo 45 et ses utilisateurs, ces incidents n’avaient pas disparus sur les 14N de 1939-1940. L’amélioration apportée par le montage de moteurs Gnome Rhône sera réelle. Elle laissera subsister un taux de pannes excessif, générateur d’accidents, souvent mortels, mais aussi de nombreuses indisponibilités, ou de fréquentes missions avortées, comme le relate l’ouvrage de Meunier, à la suite des divers historiques de la campagne.
La maintenance des moteurs 14N se trouvait compliquée du fait des capots moteurs Mercier équipant les LeO. Ces équipements, partant d’un principe sain, visant à assurer une meilleure régulation de la circulation d’air entre les cylindres et, par-là, à améliorer leur refroidissement, comportaient des anneaux mobiles au mécanisme complexe et long à démonter et remonter. Les pilotes, qui en maitrisaient mal le fonctionnement, laissent en général le dispositif ouvert, ce qui en supprimait l’avantage aérodynamique. Les capots Mercier devaient être abandonnés quand on put disposer, sur le Bloch 174, de capots classiques d’un rendement pratiquement équivalent.
Parmi les autres motorisations envisagées, le montage de Gnome &Rhône 14R, qui aurait apporté un appréciable supplément de puissance, aurait aussi soulevé de sérieux problèmes de fiabilité. Le gain de puissance aurait été plus important sur le LéO 458 à moteurs Wright R2600 Double Cyclone de 1600cv, cousins américains de l’Hispano 14AA. Avec leur maitre-couple et leur poids accrus, ces derniers moteurs auraient probablement compliqué les problèmes de contrôle à basse vitesse rencontré sur le 451.
Fait peu connu, dont l’ouvrage de Meunier est à notre connaissance le premier à faire état, la SNCASE avait aussi étudié une version à moteur Pratt & Whitney Twin Hornet [R2180] de 1400 cv[26] dont la construction en France avait un moment été envisagée.
Un avion difficile, voire dangereux, à piloter
Il était courant que la mise en service d’un avion nouveau se traduise par de nombreux accidents. Dans le cas du LéO 45, deux causes devaient y contribuer : des défaillances de moteurs, d’une part, et un contrôle difficile au décollage, bien illustré par l’accident qui a couté la vie au commandant de La Herverie, du GB II/12, le 13 Novembre 1939. Au décollage du terrain de Caen, son appareil embarque à droite et le pilote, décollant prématurément pour éviter un Bloch 210 en stationnement, s’écrase au sol après une courte chandelle. Signe de la dangerosité du LeO, deux autres officiers supérieurs devaient être victimes d’accidents au cours de vols d’entrainement, les Lieutenant-colonel de Vitrolles le 12 janvier et Berthelon, commandant le groupement de bombardement n°11 le 9 mai[27].
Lors des essais, relatera Louis Bonte: « l’avion fut trouvé peu stable longitudinalement aux très faibles vitesses. Comme, par contre, sa stabilité et son amortissement dans tous les autres cas de vol étaient quasi-parfaits, il fut décidé de passer sur ce défaut ». Pire, on va appliquer un remède aggravant le mal, en réduisant la surface fixe des dérives. Si l’on se réfère à Louis Bonte, ce ‘remède’ suivait une « récente théorie de Vellay », qui préconisait une dérive très basse, adoptée notamment sur les prototypes du chasseur LN 161[28]. Comme le rapporte J.-M. Meunier, « les premières dérives, en forme de cœur, ne donnent pas satisfaction. Elles sont démontées et envoyées en usine le 19 mars 1937. Les lois de l’aérodynamique étant loin d’être maitrisées à l’époque, une première modification leur sera appliquée et consistera à en diminuer la surface en réduisant la largeur de 29 cm »[29].
Ce problème est signalé en mars 1938. Plus perspicace que le CEMA, « l’Inspection Générale Technique redoute des difficultés au moment de l’envol ; elle attire l’attention sur l’expérience théorique et pratique que doivent avoir les équipages susceptibles d’utiliser les Lioré 45 »[30].
Le rapport du CEMA, au terme de la troisième série d’essais, en Janvier 1939, est bien étonnant sur ce sujet. Alors qu’il s’agit d’un appareil aussi nouveau que complexe, dont il n’existe qu’un seul prototype, il conclut en effet: « On peut considérer comme terminée la mise au point des avions de ce type :
-soit que dans certains domaines, il n’y ait aucune amélioration à apporter du fait de l’excellence des résultats obtenus (performances, refroidissement [sic], qualités de vol sur presque tous les points).
-soit qu’il n’y ait pas d’espoir d’amélioration sous la forme actuelle (stabilité longitudinale aux basses vitesses-performances au décollage) ».
Ainsi, le CEMA concluait qu’il n’y avait pas d’espoir d’amélioration de cet avion vedette de la technique française ! La fonction d’un organisme comme le CEMA n’était-elle pas d’identifier les problèmes et de proposer une solution à leur apporter. Certains défauts de l’avion sont bien identifiés. Pourquoi les considérer comme impossibles à corriger ? L’augmentation de surface des dérives, réalisée à plusieurs reprises lors de la vie du modèle, relevait tout à fait des préconisations que l’on aurait pu attendre de la part de pilotes d’essais qualifiés, plutôt que de « passer outre sur ce défaut », comme nous avons vu Louis Bonte le reconnaitre. Il faudra attendre la mise en service de l’appareil, avec une série d’accidents mortels au décollage, pour voir étudier des dérives agrandies, finalement essayées en mars 1940, sur le N°51.
Comment deux pilotes d’essais aussi compétents et expérimentés que les capitaines Badré et Lecarme, ainsi que les ingénieurs Bonte et Ziegler qui ont eu aussi à connaître ce problème, dont l’avis aurait nécessairement été suivi, ont-ils pu passer à côté du diagnostic de surfaces de dérives insuffisantes et de la modification qui s’imposera en Juin 1940, sans pouvoir être appliquée immédiatement, vu les circonstances ?
Un armement inadapté
En rupture complète avec les avions citadelles, armées de tourelles anguleuses, des programmes précédents, le programme B4 de 1934 prévoyait un armement de deux canons de 20 mm, sous tourelles éclipsables, réputées combiner une puissance de feu inédite et une pureté aérodynamique restaurée. Avec son canon de 20 mm protégé par une « casquette » coupe-vent éclipsable et une cuve inférieure rétractable, armée d’une mitrailleuse, le LeO 45 est quelque peu en retrait du programme sur ce point trop ambitieux. Pourtant, on dut vite constater que « lorsque ces organes [cuve et casquette] sont sortis, la diminution de vitesse de l’appareil est en effet de l’ordre de 80 à100 km/h »[31], tandis que le service du canon, et en particulier son réapprovisionnement, était des plus délicats : « seuls quelques canonniers ont réussi, en vol, le changement de chargeur, mais ça a été un exploit tout à fait exceptionnel »[32].
Initialement vanté comme un point fort de l’appareil, l’armement du LeO 45 devait rapidement se révéler déficient. Plutôt que d’en juger avec nos connaissances d’aujourd’hui, référons nous à l’avis du Commandant Lauzin, du GB I/31, tirant la leçon de la campagne de Syrie en 1941: « Il convient de modifier sérieusement l’armement de cet appareil :
-remplacement du canon, dont la cadence de tir et la durée de tir sont insignifiantes, par un ensemble de 3 ou 4 mitrailleuses fournissant à l’arrière une densité de feu appréciable et permettant la protection réciproque des appareils à l’intérieur d’une section ;
-suppression de la tourelle de Boysson, dont le maniement s’est montré insuffisamment rapide et souvent défectueux (circuit d’air) ; une partie de son poids pourrait être avantageusement utilisé à la protection des réservoirs d’essence.[…] La suppression du canon permettrait en outre de revenir au système de simple dérive (construction initiale [sic : inexact, ce fut le cas de l’Amiot, pas du LeO] et d’éliminer les inconvénients que la double dérive entraine au point de vue du pilotage ;
-Adoption d’un jumelage, dans le poste de tir du radio» [33] .
Relevons au passage que le commandant Lauzin remet en cause un dogme de la doctrine française, la nécessité d’un empennage bidérive pour dégager le champ de tir de la défense arrière. Sans entrer ici dans une étude approfondie des questions d’armement, on peut noter le colonel Lefort, commandant du groupement de bombardement N°6, principal utilisateur du LeO 45 au combat, partageait ce point de vue : « Il est permis de se demander si la mono-dérive n’est pas plus avantageuse, au point de vue des possibilités de défense par le feu, que la bi-dérive adoptée à une époque où l’on ne croyait plus ni aux attaques de flanc, ni aux attaques par le travers »[34].
Alors que l’on prenait conscience de la nécessité de protéger le mitrailleur-canonnier par un blindage, les projets dans ce sens ne devaient pas déboucher avant l’armistice.
Le prix des défaillances
Sur 365 LeO 45 pris en compte par l’Armée de l’Air avant l’armistice, dont 65 en juin, 135 seront perdus, dont 45 abattus en cours de mission, 72 accidentés, détruits par bombardement ou volontairement et 18 par accidents en cours de transfert[35], entrainant la mort de 119 membres d’équipages, dont 30 par accidents[36]. Si ce total de pertes n’excède pas la production de cette période d’opérations actives, il représente plus du double de l’effectif existant le 10 mai. Bien que l’on manque de données d’ensemble, le taux de pertes, d’appareils perdus au combat, peut être évalué à 10% du nombre des missions réalisées.
Principal utilisateur, le groupement 6, à 4 GB, avec un effectif variant de 25 à 50 avions en ligne, a effectué 400 sorties et largué 320 tonnes de bombes. Selon le rapport de son commandant, le colonel Lefort, il a perdu 35 avions abattus et 40 autres détruits du fait de l’ennemi (endommagés non réparables, en vol ou au sol), avec 21 tués et 64 disparus « la plupart signalés tués depuis », auxquels s’ajoutent 16 tués par accident pendant la période de transformation[37]. Une autre source évoque 314 décollages pour mission, dont 216 menées jusqu’à l’objectif, pour la perte de 64 avions, dont 29 non rentrés de mission[38].
Plus peut-être que le taux élevé des pertes, en hommes comme en avions, on relèvera les faibles résultats : 320 tonnes de bombes pour le Groupement 6, au maximum peut-être 450[39] pour toutes les unités engagées sur LeO 451, soit 10% de moins que le tonnage que déversera la Luftwaffe quatre mois plus tard, en une seule nuit sur Coventry. C’est bien peu pour un appareil qui avait mobilisé le plus important effort de l’industrie aéronautique française.
De manière étonnante, les différentes sources s’accordent pour relever que la fréquence des accidents s’est fortement réduite pendant la période des opérations.
Comme le dénoncera Lecarme dans l’article précité, les conditions d’engagement des LeO 45 ne correspondaient pas aux potentialités de l’appareil. Employés dans des missions de bombardement tactiques, les équipages se voyaient prescrire d’attaquer à 500 m, altitude à laquelle les nombreuses pièces de Flak étaient particulièrement dangereuses, en particulier les pièces légères de 20mm. Dans un courrier du 6 juin 1940, constatant les pertes excessives des bombardiers engagés à cette altitude comme le prescrivaient souvent les ordres, le général Pasquier, de l’Inspection de l’Aviation de bombardement estimait que « l’altitude de 1200 m parait pour le moment la plus favorable ; elle permet en effet d’échapper au tir des mitrailleuses de terre ; le tir des canons de petit calibre est déjà sensiblement moins efficace et celui des pièces lourdes moins précis par suite de la vitesse de déplacement angulaire »[40].
Léo ou Amiot ? un choix remis en cause
En mars 1938, ayant relevé la difficulté de fabrication du Lioré 45, Amaury de La Grange poursuivait : « Par contre, l’Amiot 340 présente, du point de vue de la construction, des qualités de simplicité remarquables. Il peut être construit en série par une main d’œuvre non qualifiée, grâce à un outillage approprié, et ne nécessiterait, parait-il, que 24 000 heures de main d’œuvre [contre 45 000 pour le Léo] » [41].
On a parfois oublié que l’Amiot 350 tenait dans les programmes de l’état-major une place au moins équivalente à celle du LeO. D’après le procès-verbal d’un comité secret tenu le 1er Décembre 1938, sur la fabrication des avions de bombardement, « le Plan V, actuellement en cours, comporte les réalisations suivantes […] 450 Amiot 350 et 240 Lioré 45. La production de régime doit être atteinte au mois de mai 1939 avec une cadence de 20 Lioré et 25 Amiot par mois»[42]. Bien optimistes pour le LeO, ces prévisions l’étaient encore plus pour son concurrent. La mise au point de l’Amiot 350 B4, à partir du prototype triplace 340, devait tarder encore plus que celle du LeO. Les difficultés concernaient en particulier les capots moteurs et la conception de l’empennage bi-dérive, alors considéré comme nécessaire à l’efficacité de l’armement défensif, ainsi que celle du poste du bombardier-commandant de bord, dans le nez de l’appareil.
La SECM, constructrice de l’Amiot était restée une société privée, et les mauvaises relations de Félix Amiot avec les services officiels ont également pesé sur l’industrialisation de l’A350, dont 37 exemplaires seulement étaient sortis au 1er mai 1940, contre plus de 300 LeO. Pourtant, signe des désillusions rencontrées avec le Léo, l’Amiot retrouve un regain de faveur au printemps 1940. Un « Mémorandum sur la rénovation de l’Armée de l’Air », exprimant les positions de Vuillemin au 3 Février, considère que, une fois corrigé l’aménagement du nez et de la défense arrière, « l’Amiot devient au point de vue utilisation l’équivalent du Léo. Il présente par ailleurs des avantages indéniables : se pilote mieux. Meilleure tenue en vol et au roulement au sol. Construction plus facile que Léo et nécessitant moins de matière premières. Entretien plus facile en unité »[43]. L’inversion de priorité va être notifiée deux mois plus tard, dans contexte où il apparait nécessaire de réduire la production prévue de bombardiers B4.
Le 13 Mai 1940, un télégramme de l’état-major confirme au ministre, dont les services semblent avoir pensé à une erreur : « Prévoir dans le Plan VI la création de 12 groupes Amiot et 8 groupes Leo au lieu de 8 Amiot et 12 Leo ». En conséquence, « la production prévue de 200 Léo 45 et 60 Amiot par mois est donc surabondante ». Il convient « à partir de Juillet 1940 de diminuer progressivement la production de Leo 45 de 145 à 40 par mois »[44], la production étant maintenue à 60 pour l’Amiot.
Sur le plan industriel, on mesure l’inconséquence de cette volte-face de l’état-major. En Mai 1940 en effet, ce ne sont pas moins de 4 sites industriels (Vélizy, Ambérieu, Bouguenais et Marignane), avec un réseau étoffé de sous-traitants, qui sont mis en place pour atteindre la capacité de 200 appareils Lioré par mois. Vu la complexité de fabrication, c’est de loin le principal effort de mobilisation industriel engagé. Avant même qu’il n’ait atteint son plein effet, on prévoit de le reconvertir pour trois quarts après quelques mois de production.
Fait peu connu, ce renversement de priorité s’opère dans un contexte de grave conflit entre l’état-major et le CEMA, conduisant au limogeage du colonel Montrelay et de son adjoint, l’ingénieur Henri Ziegler, personnage central de l’aviation française d’après-guerre. Dans son témoignage oral recueilli par le SHAA, Service Historique de l’Armée de l’Air, depuis intégré au SHD, Ziegler évoque son rôle dans le choix des avions modernes à construire : « En matière de bombardier, j’ai choisi le meilleur, le LeO 45 […] En décembre 1939, exaspéré par les thèses que je soutenais, notamment sur les bombardiers, on a décapité le CEV [sic, entendre : le CEMA]…Montrelay au Levant,…Ziegler aux USA…L’Amiot 340 [sic, alors 351/354] à cause duquel on m’a fichu à la porte…incapable de mener une mission efficace ». Ce n’est pas sans raisons que Cuny et Danel évoquent « l’hostilité évidente du CEMA » parmi les causes de retard dans la mise en œuvre des Amiot[45].
Dans son ouvrage sur les essais en vol publié en 1975, Louis Bonte prend nettement parti pour ses anciens collègues: « On doit opposer [aux essais du Leo 45] ceux qui furent effectués, au début de 1938, de l’Amiot 340, baptisé à juste titre, ‘avion de tourisme de 2000 cv’ car il n’y existait aucune installation militaire et, vu la conception même et la structure de l’avion, il fut toujours impossible d’en définir une convenable. L’avion était d’un pilotage plus facile au décollage que le Lioré 45, mais ses autres qualités de vol et ses performances, malgré son manque d’armement, étaient un peu inférieures»[46]. Ce jugement, sans doute excessivement sévère, porte les traces du conflit qui a opposé 35 ans auparavant le CEMA à d’autres services, y compris des utilisateurs de l’appareil.
Il est bien difficile aujourd’hui de trancher entre les protagonistes à ce conflit, entre les avantages de l’Amiot en termes de facilité de construction et de pilotage, et ceux du LeO en termes de capacités opérationnelles[47]. En tout cas, quand on ajoute l’avis du CEMA sur l’Amiot à celui de l’Inspection Technique sur la construction du LeO 45, on mesure la difficulté que les responsables d’alors rencontraient à établir des diagnostics clairs et partagés, condition essentielle préalables au succès de l’immense effort de redressement engagé.
Et si…
Le spectre des « Et si » est balisé par cette remarque de Cuny et Danel : « Le LeO 45 ne fut certainement pas le ‘grand’ avion que l’on a souvent prétendu, mais il aurait parfaitement pu le devenir avec d’autres moteurs (prévus en 1939) et des modifications (pour la plupart prévues ou envisagées). Il n’eut simplement pas le temps de recevoir les uns et les autres. Et demeura un GRAND AVION EN PUISSANCE ! »[48].
Contrairement à d’autres matériels, le LeO 45 n’était pas parti trop tard. Le temps qui a manqué est celui qui a été gaspillé par la lenteur des essais d’un prototype unique, par le retard à résoudre, imparfaitement, le problème de motorisation, à identifier et résoudre les dangers tenant à la configuration des dérives. Temps perdu aussi par l’absence d’essais opérationnels approfondis qui auraient permis de remettre en cause, avant les leçons douloureuses de la campagne, le dogme de l’efficacité supérieure du canon et les illusions sur la possibilité d’affronter la Flak à 500 m d’altitude.
Sur certains de ces points, avons-nous vu, les avertissements n’avaient pas manqué. On lit dans la note, déjà citée, du sénateur baron de La Grange (25 mars 1938) : « Le Lioré 45 peut-il être modifié de telle sorte que sa construction se prête aux méthodes modernes ? Ce serait une question qu’il serait bon d’étudier avant de se lancer dans des commandes importantes »[49]. Il se serait agi de réaliser sur le Léo une transformation semblable à celle opérée par Lucien Servanty sur le Bloch150, avec une redéfinition structurale profonde, mais avec un objet beaucoup plus complexe. Cette éventualité contrefactuelle pose cependant un sérieux problème de délais. Compte tenu de l’importance d’une telle opération, on conçoit qu’elle aurait dû être engagée assez tôt pour faire sens. Si elle ne devait déboucher qu’en 1940, ou même à l’automne 1939, alors qu’un lourd investissement industriel était déjà engagé sur l’appareil historique, et que des modèles plus performants se profilaient pour une éventuelle relève, une telle tentative risquait de ne constituer qu’un gaspillage supplémentaire.
Notes et références
[1] Jean-Michel Meunier, Lioré et Olivier Leo 45, Histoire d’une réussite française, tome 1: Le Leo 451.
[2] Cf. Louis Ingrand, Le chemin de croix de l’aviation française, Lyon, 1943.
[3] Les Ailes, n°859, p.9.
[4] French Air Strenght in May 1940, Air Power History, January 1993, p. 26, cité par Frieser, Le mythe de la guerre-éclair, p.64.
[6] Triste campagne de France, Icare, N° 57, p. 148
[7] Dans leur ouvrage : LeO 45, Amiot 350 et autres B4, Docavia, n°23, p. 217.
[8] PV du CoMat 8-04-38.
[9] Op. cité, p.34.
[10] Rapport d’enquête technique sur les avions de bombardement LeO.451, 2° fascicule, p.17, consulté au Centre de Documentation du Musée de l’Air.
[11] Document sans titre, daté du 25 mars 1938, annotation manuscrite ‘remis par m delagrange’[sic], SHD 6N325.
[12] Lettre citée dans son ouvrage : Le sabotage de notre aviation, p. 46.
[13] Hébrard, Vingt-cinq années d’aviation militaire, tome 1, p. 222, avec citations de L.Ingrand, Le chemin de croix de l’Aviation Française.
[14] W. Green, Bombers and Reconnaissance Aircraft, volume Ten, p.86.
[15] PV du CoMat 25-05-38
[16] SHD 2B2
[17] Rapport de l’Inspection technique, 1-02-40, in SD 1D7.
[18] Etevé, rapport cité, Inspection Générale Technique de l’Air, consulté au Centre de Documentation du Musée de l’Air.
[19] Rapport du Lieutenant Thoré, Meknès le 8 mars 1941, SHD 3D511.
[20] Art. cité, p. 150.
[21] Note pour Monsieur le Ministre de l’Air, SHD, fonds Guy la Chambre, 11Z12939.
[22] Cf. Lage, Hispano-Suiza in Aeronautics, p.175 et 188.
[23] Op. cité, p.25. Comme d’autres auteurs, il a pu être induit en erreur par Lecarme lui-même, qui écrivait de l’Hispano 14AA : « Théoriquement, c’est un Wright-Cyclone 1200 cv ‘amélioré’», art. cité, p. 148.
[24] Maurice Victor, Moteurs américains : supériorité de fonctionnement mécanique ; moteurs français: supériorité de rendement aérodynamique, Les Ailes, 16-6-36, p.8
[25] PV du CoMat, 18 Octobre 1935, SHD 1B6.
[26] Op. cité, p. 37.
[27] Meunier, op. cité, p. 115.
[28] Op. cité, p. 165.
[29] Op. cité, p. 27. Pour Meunier, p. 118, ce problème de dérives n’est que l’une de 6 sources de difficultés rendant le décollage difficile et, potentiellement, dangereux.
[30] Cité par Thouvenot, Résumé du Rapport d’Inspection Générale Technique au sujet des avions Léo 45, SHD Z11607.
[31] Rapport de l’Inspection technique, mars1938, cité par Thouvenot , SHD Z11607.
[32] Lefort, p.13.
[33] Compte-rendu d’opérations de Syrie, p.3, Archives de la Commission G, SHD 3D477.
[34] Quelques enseignements tirés des opérations de mai-juin 1940, 8 février 1941, p. 13, SHD 3D511.
[35] Données de Meunier, p. 168,
[36] Paul Martin, Invisibles vainqueurs, pp. 374, 384.
[37] Doc. cité, pp.7-8.
[38] Cuny et Danel, op. cité, p. .
[39] Nous n’avons pas trouvé de données précises sur ce point.
[40] Note : Enseignements de la guerre, 6 juin 1940, SHD 3D511.
[41] Document cité, 25 mars 1938.
[42] Cf. Rapport fait au Ministre le 17 Décembre 1938 par secrétaire général Jacomet, in SHD 1B6.
[43] Mémo cité du 4-02-40, SHD 2B2
[44] Note E.M.A.A., Mai 1940, 2B2.
[45] Op. cité, p. 332.
[46] Histoire des essais en vol, collection Docavia, p. 175.
[47] Cuny et Danel se sont efforcés de dresser un inventaire objectif des responsabilités respectives, op. cité, pp. 323-335.
[48] Op. cité, p. 224.
[49] Note citée, p.4.
Cet article est très intéressant. Je trouve qu’il remet à sa place chacun, dans les déboires qu’a pu connaître cet appareil. Je pense qu’une conclusion rappelant mieux les principaux défauts observés aurait été judicieuse. En effet, l’article est long et la liste… relativement longue.
Comme vous le dites, la liste est longue. Conformément à la ligne éditoriale de SAM40.fr, j’ai préféré laisser la parole à des témoins de l’époque et j’aurais craint des redites. J’aurais aussi pu revenir sur les améliorations possibles, comme celles engagées par la SNCAO pour simplifier la construction de l’appareil.
L’assimilation de l’Hispano-Suiza 14 Ha (14Aa) au Wright Cyclone ou Double Cyclone ou Twin Cyclone sinon Cyclone 14, bref, au R-2600, est une vieille lune qui ressort régulièrement mais se trouve complètement erronée.
Si le 14 Aa dérive clairement de l’Hispano-Suiza 9V, licence du Wright R-1820, l’examen du moteur et de ses détails de construction montre bien que ce modèle est issu d’un travail purement local, et ne doit rien à une collaboration avec Rudy Dumb (l’ingénieur qui développa le Cyclone en une version double étoile). Ces différences d’architecture sont bien énoncées par l’article des Ailes que vous citez, notamment le diamètre très différent des 2 moteurs : ce que le journaliste appelle le « tassement » peut être illustré par le rapport entre diamètre et course, soit 8,75 pour le R-2600 contre 7,52 pour l’Hispano (1397 mm et 160,3 mm, contre 1280 et 170). La valeur plus faible du moteur français implique obliquité plus grande pour les bielles, angle des soupapes plus larges, etc.
Et le discriminant le plus pertinent se situe au niveau des performances : dés 1937, le R-2600 affichait une puissance que le 14 Aa n’atteindra jamais.
Paradoxalement, le « petit frère » du 14 Aa, le 14Ab, illustre la même chose avec un parcours radicalement différent : si Dumb avait essayé lui aussi de créer un 14 cylindres de taille réduite à partir du Whirlwind (R-975), sa tentative se solda par un échec retentissant, et il n’arriva jamais à mettre au point son Wright R-1670 dont l’abandon faillit entraîner celui du Curtiss H75. Pendant ce temps, Hispano arrivait à extrapoler du 9Q son 14 Ab, à le faire voler et le faire fabriquer en série, même si son succès resta tout relatif.
Enfin, ultima ratio, il convient d’observer les références internes (Etude moteur HSxx) attribuées au 14 Ha/Aa.
Pour les Hispano 9 V et 9 Q, qui étaient vraiment des licences des Wright R-975 et R-1820 à peine francisés – nitruration des cylindres et évidemment visserie métrique – , il n’y a aucun numéro interne.
Par contre, les 14 Ha/Aa et 14 Hb/Ab portaient les numéros HS 79 et 80, preuve qu’ils étaient issus du bureau d’études Hispano.
Il faut donc bien tordre le cou à la légende et pleinement ratifier l’opinion de Danel et Cuny, à savoir que 14 Aa et 14 Ab étaient bel et bien « des développements français s’appuyant sur des brevets Wright ».
Merci de rappeler ce constat. Je ne pense pas avoir entretenu la légende.
Le problème est que « ces développements français » n’ont pas été très heureux, pas plus en termes de performances que de fiabilité !
Considérant les moteurs américains comme « des moteurs de camions », on se faisait fort de faire mieux, plus compact, et plus léger.
En l’espèce, ce « on » était-il plutôt Birgikt père ou fils?
Pensez-vous qu’une commande d’Amiot aurait été préférable à la place du Léo 45 ? Est-ce que le Cema et Ziegler en particulier a commis ici une erreur, gommée ensuite eut égard à la suite de son parcours ?
Il reste des incertitudes sur les aptitudes militaires de l’Amiot.
Il aurait pu être plus vite construit et plus facile à piloter que le Léo. Il aurait fallu réaliser un vrai travail pour en améliorer l’armement.
Il est difficile de porter maintenant un jugement sur le conflit qui a opposé l’équipe du CEMA aux défenseurs de l’Amiot, en particulier au cabinet du ministre.
La génération des témoins et historiens de l’après-guerre ont vanté les louanges des deux, évitant de prendre parti.
Dans ce que j’ai vu du fonds Guy La Chambre au SHD, rien ne permet de se faire une idée.
Cher Monsieur le professeur,
Je viens de lire votre article sur le Léo 45, ce qui m’a choqué c’est que l’on a l’impression en le lisant que c’est Badré et Lecarme qui sont les pilotes d’essais de cet avion. Or il se trouve que LE PILOTE D’ESSAIS du Léo 45 c’est Jean DOUMERC pilote d’essais et ingénieur navigant d’essais, qui a fait tous les essais de cet appareil .
Que l’atterrissage d’urgence sur le plateau de Saclay, sans dégâts, après la panne simultanée des 2 moteurs, c’est le pilote Jean Doumerc et le mécanicien Eugène Ramella, qui sont aux commandes et non Badré comme vous le laissez supposer en y mettant une photos illustrant l’accident de Saclay.
Pour un professeur, cher Monsieur, …..
Alors pour l’histoire de ce bon vieux Léo vous serait il possible de rectifier votre blog…
N’hésitez surtout pas à me contacter si vous avez besoin, je me ferai une joie de vous aider…. Après vous en ferez ce que bon vous semblera….
Hugues Doumerc ( petit fils de Jean DOUMERC, pilote d’essais du Léo 45)
Merci beaucoup de votre message et de vos précisions.
Mon tort est de n’avoir pas bien distingué les essais constructeur,conduits par votre grand-père, et l’évaluation au CEMA, principalement conduite par Badré et Lecarme, responsables d’une mauvaise évaluation des difficultés et d’un avis hâtif. Ils auraient pu en particulier signaler les problèmes que poseraient en unités la difficulté de contrôle latéral en formations.
Je vais voir à corriger mon texte pour lever cette ambiguïté.
Merci aussi de votre offre de m’aider, mais je ne suis plus actif actuellement sur SAM40.fr, me consacrant à des problèmes plus actuels.