A l’origine du char d’assaut, on évoque souvent de brillantes œuvres d’anticipation, comme la redoute sur roue de Léonard de Vinci ou les Ironclads de H.G. Wells. Le temps des inventeurs peut être fixé à 1903, quand le capitaine Levavasseur présente au ministre de la guerre un projet de canon de 75 sur affût automoteur [1]. Toutefois, l’engin de Levavasseur préfigurait plus un canon d’assaut qu’un véritable char, avec son armement en tourelle et ses possibilités tactiques.
C’est dans l’Armée Impériale et Royale -k.u.k.- de l’Empire austro-hongrois que nous trouvons l’inventeur du char d’assaut moderne, paradoxalement qualifié de Motorgeschütz –canon motorisé : le qualificatif d’inventeur est bien justifié par l’obtention de deux brevets, respectivement autrichien et allemand. Largement méconnu, du moins en France, le char d’assaut conçu par Burstyn mérite pourtant de retenir l’attention.
Genèse et insuccès d’une invention.
Gunther Burnstyn est né en Juillet 1879 à Bad Aussee, en Styrie[2]. Il intègre l’armée austro-hongroise, « impériale et royale », en Aout 1899 comme lieutenant au Régiment des Chemins de fer et du Télégraphe. En garnison à Pola, en Novembre 1903, il embarque sur un torpilleur avec un cousin officier de marine, ce qui lui suggère l’idée de torpilleurs terrestres, petits et mobiles, alors que la mode était plutôt alors d’imaginer des cuirassés terrestres. A son cousin qui lui objecte qu’un torpilleur terrestre serait arrêté par le premier accident de terrain, Burstyn répond que le problème doit pouvoir être résolu, plus facilement que celui du vol d’un avion ! A la fin de l’été 1910, relate Albrecht, Burstyn rencontre par hasard un camarade de l’Ecole de Guerre, officier d’infanterie. Evoquant le risque d’un conflit prochain, tous deux s’accordent à penser que l’attaque traditionnelle d’infanterie contre les mitrailleuses modernes provoquerait des sacrifices sanglants de grande ampleur. « L’avis de Burstyn est que l’on ne doit affronter les machines qu’avec des machines et il décide de concevoir un véhicule de combat –Kampfwagen ».
. C’est en Octobre 1911 que Burstyn soumet, par la voie hiérarchique le projet de son motorgeschütz. Examiné par le Comité technique militaire, le projet fait l’objet d’un refus, notifié le 22 Décembre, pour la nouveauté et le défaut d’expérimentation- « Neuartigkeit und Unerprobtheit »- de son système de propulsion. Burstyn propose alors son invention au Ministère de la Guerre prussien, qui la refuse également en arguant de doutes sur son système de propulsion et de la visibilité limitée en tourelle.
De ce fait, et à défauts de relations personnelles dans les milieux industriels, Burstyn doit renoncer à voir réaliser un prototype de son canon motorisé.
Son projet, pourtant, devait faire l’objet de publication, d’abord dans la Revue Technique de l’Armée Autrichienne, mais surtout dans l’influent Kriegstechnischen Zeitchrift –Revue de Technique Militaire de l’armée allemande, qui était à l’époque, avec la Revue d’Artillerie française, la publication de référence internationale dans le domaine. Le projet Burstyn est longuement présenté dans un article de l’automne 1912 sur les Kraftfahrgechutze [3] – les canons automobiles. Cet article apporte un éclairage intéressant sur la proposition et la perception que pouvait en avoir un officier à culture technique.
Dans la littérature internationale, cette contribution, alors même qu’elle n’a pas été suivie de réalisation pratique, est bien reconnue comme un maillon décisif dans l’invention du char d’assaut[4].
Le motorgeschütz, un véritable char.
Le matériel décrit comme canon motorisé possède, de fait, tous les attributs d’un véritable char : une caisse blindée, une tourelle, un système de propulsion tout terrain qui s’apparente à des chenilles.
La caisse blindée est à parois verticales non profilées, mais sans doute logeables, qui contribuent à la compacité. Elle comprend un compartiment de combat et un compartiment moteur.
Dans le compartiment de combat se trouvent des sièges pour les deux servants. La tourelle blindée, d’un diamètre d’environ 1,3 mètres est « pourvue de plusieurs fentes » et munie d’un canon « de calibre 3 à 4 cm à haute vitesse de tir » : on peut penser à un 37 mm, dont des versions à tir rapide étaient pratiquement devenues un standard, car ce calibre était le plus faible pouvant tirer un obus explosif, selon les conditions posées par la Convention de La Haye. L’auteur de l’article, le colonel d’artillerie Blümner, trouve ce calibre un peu faible, mais convient qu’une arme plus puissante « exigerait une dimension supérieure et une construction renforcée du véhicule », ce qui justifie le choix d’un calibre réduit « au profit d’un matériel plus mobile, offrant une cible réduite ».
« Le compartiment moteur contient le moteur à essence de 40 à 60 cv et un siège pour le conducteur qui est en même temps le mécanicien et le pourvoyeur des munitions entreposées dans le compartiment moteur, ainsi que l’essence et les diverses pièces et équipements nécessaires ».
« Les 2 compartiments sont entourés d’un blindage formant la structure externe du véhicule, réalisé en acier spécial, de 8 mm à l’avant, 4 mm sur les côtés et 3 mm sur le dessus »
A défaut de disposer de chenilles du système Holt-Hornsby, le Char Burstyn est doté d’un dispositif de substitution ainsi décrit : « Quand [le canon motorisé] circule en terrain mou, ses roues ne se meuvent pas directement sur le sol, mais sur des rails, c’est-à-dire sur des rubans sans fin tissés en fils métalliques qu’il s’installe lui-même. Les roues, mues et soulevées par le moteur, s’insèrent comme des dents dans les rubans et les entrainent. Les rubans ont des traverses transversales qui agrippent le sol et font avancer le véhicule. Les rubans sans fin courent sur de petites roues larges et sont relevées à l’avant et à l’arrière. Ils peuvent de ce fait facilement venir à bout de petites inégalités de terrain. Elles sont suffisamment larges et longues pour n pas s’enfoncer dans un sol mou. Pour tourner, un ruban est poussé en avant, l’autre en arrière ». Une originalité du projet Burstyn, réside dans le dispositif adopté pour traverser des tranchées ou franchir des obstacles équivalents. Comme le montre la figure 4, « pour franchir des inégalités de terrain plus fortes, comme des fossés, des levées, le canon est pourvu à l’avant et à l’arrière de 2 bras forts et larges, prenant appui à leurs extrémités sur des roues petites et larges ».
Bien différent de la plupart des chars de la grande guerre, Saint-Chamond et Schneider français, des Mark I à IV britanniques, même et -surtout- du A7V allemand, le char Burstyn se rapproche par contre du Renault FT17.
Un peu plus court -3,5 m vs 4,1, et moins haut -1,9 vs 2,14, il est en revanche plus large -1,9 vs 1,74 m. Le poids estimé, de 7 tonnes, est très proche de celui du FT. Les deux chars disposent d’un système d’aide au franchissement : un jeu élaboré de poutrelles pour le Burstyn, une queue beaucoup plus rustique-et robuste- pour le Renault. Les 40 à 60 cv envisagés excèdent largement les 18 cv du moteur monté sur le Renault. Les vitesses attendues – 8 km/h en tout terrain, 29 sur route, ne peuvent qu’être indicatives. A supposer qu’elles aient pu être atteinte, elles auraient impliqué une mobilité très supérieure à celle du char français qui plafonnait à 8 km/h sur route. Quant à la valeur militaire, le Burstyn apparait comme mieux armé, mais moins protégé que le FT17. Son canon long de 37et les 2 mitrailleuses du char autrichien, avec une tourelle de deux hommes, aurait nettement dominé l’armement du Renault. En revanche, la protection du char français est environ double : 16 mm frontalement et de coté, 8 mm de plancher et de dessus. La comparaison de ces données représente d’ailleurs un intérêt limité, la vraie question uchronique est d’imaginer comment le projet Burstyn aurait évolué en passant du plan sur papier au prototype, puis à l’appareil mis au point.
L’évolution principale, probable mais qui aurait pu prendre du temps, aurait sans doute résidé dans l’adoption de véritables chenilles. Par une coïncidence qu’expliquent les préoccupations du moment, c’est dans le même numéro des Kriegstechnitche Zeitschrift que le tracteur Hornsby était présenté au public militaire allemand[5], ce qui suggère qu’un rapprochement pouvait être effectué, sans préjudice de la modalité d’adaptation envisageable : achat d’une licence ou réalisation d’une copie !
Face au Renault, comme au Burstyn, les chars de première génération apparaissent comme des engins cuirassés pré-Dreadnought, avec un armement multiple en casemate. Les B1, Churchill et autres Grant de 1940, avec leur armement principal en casemate, présenteront le même syndrome.
On ne saurait, à ce stade, considérer la proposition de Burstyn comme la seule invention d’un matériel. Le lieutenant autrichien n’imagine pas seulement un nouveau moyen de combat, il en esquisse aussi une doctrine d’emploi. Nous avons vu qu’il était parti de la nécessité de renouveler complétement les procédés traditionnels d’attaque, rendus trop couteux par l’introduction des mitrailleuses. Burstyn, relève Albrecht, « veut faire opérer ses Kampfwagen sur les flancs et sur les arrières de l’ennemi »[6]. Le 6 Aout 1912, il écrit au colonel allemand Blümner, qui l’a publié dans le Kriegstechnischen Zeitchrift, « on raconte beaucoup de choses sur l’optimisme aveugle des inventeurs, mais je n’en crois pas moins pouvoir prétendre que, tôt ou tard, la technique de la guerre produira des moyens d’attaque tels que le Motorgeschütze . Pour l’instant, cela sonne encore comme une Jules-Verniade d’imaginer que, au lieu d’une chaine de tirailleurs suivie de réserves, c’est un groupe irrégulier de Motorgeschützen qui passent à l’attaque, ou même d’imaginer l’utilisation de ces Motorgeschützen dans un raid à grande distance »[7]. Ces propos dénotent bien que la vision de l’inventeur du char d’assaut va bien au-delà d’un simple moyen de motorisation de l’artillerie !
Une conclusion prémonitoire
L’auteur de l’article, le colonel d’Artillerie Blümner, concluait en ces termes, reproduits ci-dessous, qui prennent, à la lumière de la grande Guerre, une valeur prémonitoire : « Les Allemands, ce peuple de penseurs, tendent malheureusement à souvent abandonner à d’autres peuples l’exploitation des idées nouvelles de leurs savants et de leurs inventeurs. Ce fut le cas avec les vols expérimentaux de Lilienthal, avec le tramway électrique, avec les ondes Hertziennes comme fondement de la TSF et ce fut également le cas avec l’affut à long recul de l’ingénieur Haussner, breveté dès 1891[8]. Puisse donc l’inventeur Burstyn trouver un bon accueil en Allemagne ».
On sait que ce ne fut pas le cas. Avec difficulté, Burstyn se vit certes délivrer, après son brevet autrichien, un brevet allemand, n° 252815 , pour un « procédé de franchissement des obstacles, en particulier par des engins motorisés, blindés et armés- Vorrichtung zur Übersetzung von Terrainhindernissen, insbesondere für gepanzerte, mit Geschützen armierte Motorfahrzeuge », mais il n’obtint pas la commande d’au moins un prototype de l’engin qu’il avait conçu. La guerre le trouvera dans une compagnie d’un régiment de chemin de fer. A diverses reprises, il aura l’occasion de se lamenter des succès obtenus par les chars alliés.
En 1934, il doit prendre sa retraite pour déficience visuelle, mais il dépose en 1935 un brevet autrichien pour un dispositif de barrage antichar. Il sert à nouveau pendant la seconde guerre mondiale, rédigeant plusieurs études sur la guerre des blindés dont Guderian lui accuse réception. L’attribution d’un titre de docteur honoris causa par l’Université technique de Vienne en 1944 représente une reconnaissance tardive. Presque aveugle, déprimé par la mort au combat de son fils, Burstyn se suicide à l’approche des chars russes, le 15Avril 1945, à l’âge de 66 ans.
Et si…
Sur un site de jeux, on trouve imaginé la confrontation entre les armées austo-allemandes équippées de chars Burstyn et l’armée russe dotée de canons sur camions Garford-Putilov [9]: « Two years previously, Gunther Burstyn had convinced first the Austro-Hungarian, and then the German armies to purchase his new invention, the Motorgeschutz, an tracked, armored vehicle equipped with machine guns and a 47mm cannon, with Krupp and Skoda producing the vehicles for the Germans and Austro-Hungarians respectively ».
Nous sommes très dubitatifs sur la plausibilité d’un tel scénario uchronique. Certes, les compétences mécaniques et métallurgiques des industries allemande et autrichienne auraient été en mesure de résoudre les problèmes de fabrication, après une phase de mise au point forcément longue et délicate, mais le scénario se heurte à des obstacles de nature culturelle et, surtout, financière. La culture de l’armée prusso-allemande n’était pas réticente à l’innovation technologique par principe, mais posait en préalable qu’un matériel ne pouvait être adopté sans avoir été reconnu kriegsbraucharbeit– bon pour le service de guerre, c’est-à-dire fiable et robuste, donc éprouvé [10]. L’armée allemande était par ailleurs sévèrement contrainte sur le plan financier. Elle était loin de mobiliser tous les conscrits d’une classe d’âge et était loin d’avoir achevé en 1914 la dotation prévue de ses forces de campagnes en armes standard comme les Mauser 98 et 98k , le canon de 77 FK 96 nA, ou les mitrailleuses Maxim Mg 08. Sa dotation en camions, inférieure à la dotation française, n’aurait pu assurer la logistique des unités de chars sans réduire la contribution apportée au ravitaillement des armées, devenu critique à la veille de la Bataille de la Marne. Organiser des unités blindées aurait donc représenté une décision lourde, nécessitant l’accord du Reichstag donc impossible à cacher à l’opinion comme aux observateurs français. On ne saurait donc évoquer cette hypothèse contrefactuelle sans un examen sérieux de ces conditions et des réactions prévisibles à cette mesure, en particulier de la part des armées françaises et russes.
Notes:
[1] A. Duvignac, Histoire de l’armée motorisée, p. 841.
[2] Les renseignements sur Burstyn sont tirés d’un article « Der erste Kampfpanzer der Welt », consulté sur le site de l’armée autrichienne : http://www.bundesheer.at/truppendienst/ausgaben/artikel.php?id=869
[3] KTZ, 1912, pp. 412-418.
[4] Cf., entre autres références, Genesis, Employment, Aftermath, First World War Tanks and the New Warfare, edited by A. Searle, p. 28 ; M. E. Haskew, Tank: 100 Years of the World’s Most Important Armored Military Vehicles, p. 20
[5] Der « Raupen »-Zieher, eine Lastenzugmaschine-Les tracteurs à chenille, une machine ??? , pp. 25-29. La Revue d’Artillerie publiera une présentation semblable en Juin 1914 , mais le Hornsby était connu en France par un article du Génie civil, de Juillet 1908.
[6] Op. cité, p. 80.
[7] Cité ibid. p.82.
[8] Mais ‘doublé’ par le 75 mèle 1897. Nous reviendrons sur cette histoire franco-allemande.
[9] Battle vs. Garford-Putilov (by SPARTAN 119), sur le site « Deadliest Fiction Wiki »
[10] Cf ; entre autres M. Pöhlmann, Images of War, Armament and Mechanisation in Impérial Germany, in A. Searle édit., op. cité, p. 12.. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce concept essentiel pour comprendre la politique d’armement allemande avant 1914.
Cher ami, je suis étonné par la modernité du projet Levavasseur, que vous voyez comme un automoteur de 75 mm. Le canon est placé à la bonne place, il utilise de véritables chenilles avec Barbotin et roue tendeuse permettant de franchir de vrais obstacles (rochers, murets, tranchées antichars).
Il préfigure le char Suédois de 1967 Stridsvagn 103 qui fut l’apanage de ce pays pendant 30 années.
Par sa suspension, ce projet de 1903 était incomparablement supérieur au projet Burstyn de 1911 qui n’aurait eu aucune chance de pouvoir grimper sur un trottoir parisien !
I
Merci pour vos remarques.
Le projet Levavasseur comporte effectivement la description d’un système de propulsion sur chenilles qui parait viable. A ce titre, comme sa première mouture a été présentée en 1903, il anticipait sur le brevet Hornsby, à l’origine des systèmes Holt et Caterpillar, délivré en juillet 1904. L’innovation proposée par Burstyn se situe sur un autre plan: son canon sous tourelle servie par eux hommes, avec une capacité de manœuvrer en combattant. Comme je le suggère, si le projet Burstyn avait été poursuivi, il est probable qu’il aurait du recevoir un train de roulement Hornsby, sous licence ou une copie.
Sur le fond, il reste que :
1-Le projet Levavasseur est le précurseur du Saint-Chamond puis, au-delà, des Sturmpanzer et autres SU de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire des canons d’assaut.
2-Le projet Burstyn est le précurseur du Renault FT et, au-delà, des matériels qu’il est maintenant convenu d’appeler chars d’assaut.
3-A ce titre, cela fait peu de sens sur le plan historique de considérer que l’un était meilleur que l’autre. En revanche, il est intéressant de relever la similitude des arguments justifiant leur refus : dans l’incapacité de concevoir leur portée sur le plan tactique, comme nouveaux moyens de combat, les commissions compétentes les ont évalués comme de simples matériels automobiles