« Si un moteur américain mérita sa réputation de sécurité et de fiabilité, ce fut bien le ‘Twin Wasp’»[1]. Sécurité et fiabilité : deux qualités qui faisaient bien défaut aux moteurs français de l’époque. Qui sait aujourd’hui que Pierre Cot, à trois mois du terme de sa fonction de ministre de l’Air, avait signé un contrat prévoyant la construction sous licence, dans une usine française, de ce moteur Pratt & Whitney, le plus produit de l’histoire de l’aviation, avec 173618 exemplaires fabriqués entre 1932 et 1951.
La question de l’achat d’avions et de moteurs américains est longuement débattue dans les ouvrages sur l’aviation française d’avant-guerre, mais on ne trouve guère que des références allusives à ce projet de construction sous licence de moteurs Pratt & Whitney, objet du contrat signé en novembre 1937 par Pierre Cot. La mise en œuvre de cette convention, vite confrontée à un véritable front du refus, devait aussi se heurter à de multiples difficultés techniques et industrielles, et ne recevoir avant la défaite qu’un embryon d’application. C’est cette histoire méconnue d’un contrat sabordé que nous proposons de découvrir.
Situation des moteurs français en 1937
Alors que les moteurs d’aviation français étaient restés au meilleur rang mondial jusqu’au début des années 30, ils se trouvent progressivement dépassés à partir de 1935, en terme de rendement et de fiabilité. Avec le décrochage de Lorraine et le repli de Renault sur les moteurs de puissance moyenne, la structure de l’industrie tend au duopole, voir à un double monopole, de Gnome et Rhône pour les moteurs à étoile et d’Hispano-Suiza pour les moteurs en ligne. Pour de nombreux observateurs, cette structure de l’industrie explique la relative stagnation des moteurs français, qui tient aussi à d’autres causes dont l’orientation des programmes nationaux et une perte de compétitivité globale de l’économie française.
Dans le même temps, l’aviation américaine s’est imposée comme une référence internationale. En avril 1937, Les Ailes nous livrent la perception intéressante des moteurs américains par trois ingénieurs français de Gnome & Rhône. Ces observateurs relèvent que la recherche de la performance maximale n’est pas le critère prédominant aux États-Unis : « La conception des moteurs se rapproche de la mécanique automobile. En effet, on ne s’embarrasse pas de question de poids et guère plus du maitre-couple. Les constructeurs du ‘Cyclone’ n’ont pas hésité à augmenter leur diamètre de 3 à 4 cm pour pouvoir augmenter la longueur du piston et assurer une meilleure résistance de l’ensemble. D’ailleurs, les pièces sont toujours largement dimensionnées »[2]. Ces lignes suggèrent l’image de moteurs d’avion américains conçus comme des moteurs de camions, là où les Français les conçoivent comme des moteurs de course, donnant la performance maximale le temps d’une compétition.
Divers historiques relatent que « Pierre Cot, au cours de l’été 1937, constatant que nous n’avions pas la possibilité de sortir des modèles de qualité en nombre suffisant, envoyait une délégation aux USA pour étudier l’achat de moteurs »[3]. D’aucuns poursuivent, « les négociations qu’elle mena avec Pratt & Whitney, dans la perspective de l’implantation sur le territoire d’une usine de propulseurs, ne furent pas couronnés de succès »[4], ou encore : « l’implantation en France d’une filiale de l’américain Pratt & Whitney échoua face à la frange le plus conservatrice de notre industrie aéronautique »[5]. Avant d’en étudier l’échec, il convient de voir en quoi consistaient ce projet et le contrat qui en prévoyait la réalisation.
Le contrat Pratt &Whitney
Dans la masse de publications consacrée à l’aviation d’avant-guerre, on trouve peu d’informations sur ce contrat passé en 1937 par le ministère de l’Air avec le groupe United Aircraft, propriétaire de Pratt & Whitney.
Pour en savoir plus, il nous faut remonter aux sources, et nous tourner vers le témoignage de deux acteurs directs de cette démarche. Directeur des Constructions Aériennes de 1935 à 1938, Jean Volpert résumait ainsi « l’Affaire Pratt & Whitney » dans un témoignage oral recueilli en 1977 par le général Christienne, alors chef du Service Historique de l’Armée de l’Air: « C’est une période épouvantable. La réputation de cercueils volants des Bloch 200, uniquement la faute de leurs moteurs […]. J’avais envoyé une mission pour une licence Pratt & Whitney. Je l’ai négociée. Cette licence a été passée. J’avais obtenu la collaboration technique de Pratt & Whitney qui aurait envoyé ses techniciens, son personnel pour construire les usines, les équiper et faire le démarrage de la fabrication […] J’avais établi des contacts dans l’automobile française. Cela n’a pas été réalisé. Sous la pression de Weiller [administrateur délégué de Gnome Rhône], on a fait une enquête confiée au contrôleur général Ceccaldi. Il a conclu qu’il fallait susciter une concurrence à Weiller, mais un an était perdu. On a confié la licence à Talbot, qui n’en a rien fait. Ce projet n’a pu aboutir par la méconnaissance et la malhonnêteté. C’est un de mes grands regrets»[6].
Ce témoignage est complété par celui du général Fayet, alors en charge du service Grande Bretagne- États-Unis au 2ème Bureau de l’armée de l’Air : « Comparaison moteurs, pas brillante pour la France […]. On a acheté la licence du Pratt & Whitney [négociée par] Champsaur[7] et Fayet, [avec] venue d’une mission de 3 ingénieurs, dont Ziegler.[…] On a récupéré les bleus, envoyé les caisses à Paris : tout a été bloqué par Paul-Louis Weiller (Gnome-Rhône) et Hispano (Forgeot) […] alors que le Leo 45 avec des 1200 cv aurait été plus valable. [Il s’agissait de] bloquer la concurrence d’une troisième usine [un troisième constructeur]. Il aurait fallu un ou deux ans pour sortir des moteurs»[8].
Un rapport de contrôle nous apprend d’abord la date de cette « Convention du 30 novembre 1937 »[9], mais aussi son objectif : « les pourparlers avec United antérieurs à la convention du 30/4[raturé:11]/37 avaient pour but de susciter un concurrent à la Société Gnome et Rhône. Cette société exerce en effet un monopole de fait de la fabrication des moteurs à air. Par suite, elle tient les prix, elle refuse de décentraliser et elle agit même pour faire, à l’occasion, pression sur les services»[10]. A défaut d’avoir les moyens financiers de nationaliser les grands motoristes, Pierre Cot voyait dans une fabrication française de moteurs Pratt & Whitney une possibilité de limiter le pouvoir de Paul-Louis Weiller, administrateur délégué et principal actionnaire de Gnome Rhône. Dans une note manuscrite de février 1938, l’Ingénieur général Thouvenot, qui suivait les dossiers techniques et industriels au cabinet du ministre, Guy La Chambre, utilise une formulation légèrement différente, révélatrice de l’état d’esprit prévalant à ce moment : «pour donner un coup de fouet à l’industrie, le précédent Ministre a acheté la licence des moteurs américains Twin Wasp et Twin Hornet »[11].
C’est également dans les dossiers de Thouvenot que nous trouvons des précisions sur le contenu de la Convention :
« A la date du 30 novembre 1937 a été signée par le Ministère de l’Air un contrat avec la Maison Pratt & Whitney prévoyant la construction sous licence des moteurs appartenant à cette Maison, à savoir :
1-Le moteur Twin Wasp , série B, à refroidissement à air à double rangée 14 cylindres et ses dérivés ;
2-Le moteur Twin Hornet, moteur à double rangée, 14 cylindres, 35 litres de cylindrée et ses dérivés.
Le contrat est passé pour une durée de six ans, sous réserve qu’après l’expiration d’un délai de quatre ans, la Société venderesse les documents et renseignements concernant les modifications et perfectionnement apportés au moteur licencié […].
Enfin, le contrat de cession de licence comportait des clauses permettait [sic] à l’État français de se renseigner sur place sur les méthodes de fabrication employées en Amérique ; la Société venderesse s’obligeait également à fournir à l’État français l’outillage standard ou spécial de fabrication, notamment tous modèles, filières, machines-outils etc…ainsi que le matériel et toutes pièces finies ou partiellement finies qui pourraient être raisonnablement nécessaires en vue de la construction par l’État français des moteurs licenciés. Les conditions de paiement comportaient un premier paiement comptant, fractionné en quatre acomptes correspondant à la remise de différents éléments des dossiers de fabrication et des redevances dégressives sur les moteurs fabriqués sous licence »[12].
Des précisions sur les paiements à effectuer sont apportées par le Contrôleur général Richard au Comité du matériel, le 1er avril 1938 :
Le cout de la licence est de 500 000 $, soient environ 15 millions de Francs, répartis comme suit. Au terme de la convention, « l’État doit payer :
-deux tranches de 100 000 dollars chacune [environ 3 millions de francs] lors de la remise des dossiers concernant la licence de fabrication du Twin Wasp ;
-deux tranches de 150 000 dollars chacune lors de la remise des dossiers concernant la licence de fabrication du [Twin] Hornet ;
– des redevances diverses suivant le nombre de moteurs construits avec minimum de 50 000 dollars par semestre »[13].
A côté de ces conditions financières, le contrat comportait une clause de non concurrence : le fabricant français ne devait pas être lui-même producteur de moteurs en étoile, et un engagement qui pouvait s’avérer très contraignant: la France s’engageait à sortir en série des moteurs Pratt avant le 1er Mai 1939. Y figuraient également des dispositions d’assistance technique, prévoyant notamment « l’envoi en stage en Amérique d’un certain nombre d’ingénieurs de l’État français et d’ingénieurs spécialisés dans la production moteur ».
C’est semble-t-il tardivement que l’on prendra conscience d’une difficulté importante, relative aux pièces et ébauches entrant dans la fabrication : « La question de ces pièces de fonderie, d’estampage et de forge doit faire l’objet d’un examen spécial. [Un article du contrat] précise que le contrat United [maison mère de Pratt, contractant] ne confère pas à l’état français le droit de les fabriquer ». Ces diverses pièces essentielles du moteur n’étant pas la propriété de Pratt & Whitney, ne pouvaient être concernées par la session de licence[14]. En effet, contrairement au modèle de production intégrée qui prévaut en Europe, les motoristes américains « disposent de nombreux fournisseurs. Peu de constructeurs ont une fonderie, aucun n’a de forge […] Aucun de ces fournisseurs n’hésite à investir de grosses sommes d’argent dans l’étude d’une nouveauté demandée par un constructeur »[15].
L’examen en comité des termes de cette convention fait ressortir deux faits saillants : d’une part, la parole revient d’abord au Corps de contrôle, plutôt qu’à des ingénieurs comme Volpert, à l’origine des négociations, d’autre part, l’attention portée aux couts d’une éventuelle renonciation dénote pour le moins un défaut d’enthousiasme a priori. Tandis qu’il prend connaissance des termes de la convention, le ministère diligente des essais approfondis de deux exemplaires importés qui ne semblent pas confirmer les performances annoncées aux États-Unis. Certes, le 1er avril Bouscat fait état d’essais à 950 cv avec une consommation, très satisfaisante, de 275 gr. ‘au cheval heure’. Mais le 8 avril, il est fait état de nouveaux essais nécessaires, les performances obtenues jusque-là étant décevantes : « de l’ordre de 860 cv au lieu de 900 […] D’accord avec les représentants de Pratt et Whitney, le Service Technique désire faire des essais du moteur Twin Wasp de Chalais [centre d’essais de Chalais Meudon] avec des cylindres à ailettage augmenté, récemment mis en service en Amérique ». Au 15 avril, il est relevé que « un des moteurs Twin Wasp est au banc et commence les essais d’endurance demandés par le Ministre. Il a tourné vendredi15 et reprendra ses essais mardi 11 avril (impossibilité de tourner pendant les jours de fête par suite du manque de carburant) ». Le 12 aout, il est signalé que « des essais effectués au banc ont amené une puissance de 1230 cv avec de l’essence à 100 d’octane ». En Novembre 1938 encore, le Comité du Matériel est informé que les essais d’un nouvel exemplaire du Pratt & Whitney n’ont pu commencer « du fait qu’un seul banc d’essai était disponible à la fois à Chalais-Meudon et à Issy-les-Moulineaux»[16].
Alors que, sans précipitation, on procède à ces essais, un vaste mouvement d’opposition se met en place.
Le front du refus
C’est, semble-t-il, par une déclaration à la Chambre que Pierre Cot fit connaître en décembre 1937 le contrat passé avec Pratt et Whitney pour l’achat de moteurs Twin Wasp et la construction sous licence de matériels de cette marque. Nous trouvons dans les colonnes des Ailes des 23 et 30 décembre la teneur de cette information et les premières réactions des milieux aéronautiques. « Le Ministre de l’Air a déclaré à la Chambre que si quelque chose n’allait pas, c’était l’industrie des moteurs, industrie non nationalisée, à l’exception de la firme Lorraine. Nos moteurs, a-t-il-dit, sont inférieurs à ceux de l’étranger, les productions de l’industrie demeurée libre sont insuffisantes ; un remède s’impose et que le Ministre a immédiatement appliqué : l’achat de 50 ou 60 moteurs américains qui seront montés sur nos prototypes et du droit de licence de ces moteurs pour les faire construire dans les usines nationalisées »[17]. La décision de Cot est perçue comme éminemment politique, visant à contrer la position dominante de P.-L. Weiller à défaut d’avoir pu nationaliser Gnome Rhône. « Cette décision est grave, parce qu’elle aura un retentissement considérable à l’étranger et qu’elle nous fera perdre nos derniers clients. Est-elle justifiée ? on nous dit que non ». Pour G. Houard, relayant la position des industriels, il n’y a pas d’insuffisance de la production française, ni quantitative, ni qualitative. Sur le plan quantitatif, la production n’est actuellement limitée que par les commandes, l’exportation seule permettant aux deux grands producteurs de garder leurs ouvriers. Sur le plan qualitatif, La supériorité des moteurs américains est contestée : «[le contrat] porte sur un 1000 cv, effectivement éprouvé, mais qui n’offre aucune supériorité sur le moteur français équivalent construit à déjà plusieurs milliers d’exemplaires[18]; si l’on considère le moteur français comme périmé, le moteur américain de 1000 cv l’est au moins autant. Aussi a-t-on acquis, du même coup, les droits de licence d’un 1500 cv, mais ce moteur n’a pas encore subi aux Etats-Unis ses essais officiels et il n’a encore volé sur aucun avion ; on peut lui opposer un moteur français de 1300 cv homologué depuis un an et son dérivé de 1500-1800 cv, qui le sera au cours du premier trimestre 1938 »[19]. Dans ces conditions, « que faut-il penser de tout cela ? Avons-nous ou n’avons-nous pas de moteurs ? les nôtres ont-ils des tares que nous ignorons ou n’ont-ils d’autres défauts que d’avoir été produits dans des usines non nationalisées ? […] car si l’on prend pour critérium de la qualité de nos moteurs, l’accueil que leur réserve l’étranger, on est bien forcé de convenir que c’est dans ce domaine que l’Aviation française conserve un prestige enviable ».
Sollicités par Pierre Cot « sur la position d’Hispano à l’égard de la licence de construction du moteur Pratt et Whitney », les administrateurs de cette société avaient réagi très rapidement, en décembre 1937. Rappelant les efforts d’Hispano pour développer un moteur de cette classe, le 14-AA, et le faire évaluer par les services ministériels, la note des administrateurs propose de collaborer avec le Ministère , en particulier pour « un examen qui devra notamment faire ressortir les avantages que pourra présenter ce moteur Pratt et Whitney par rapport aux moteurs français existants et notamment par rapport au moteur type 14-AA conçu par la Société Hispano-Suiza […] Dès la conclusion de l’étude et si le moteur Pratt et Whitney présente sur le moteur 14-AA une supériorité certaine, la Société Hispano-Suiza donnera tout son concours pour sa fabrication en France». La réponse était habile, en particulier vis-à-vis de l’opinion publique. A priori, elle ne comportait pas de risques, le moteur 14-AA, avec ses 45 litres de cylindrée, ne devant pas avoir de mal à délivrer une puissance supérieure au Twin Wasp de 30 litres. On ne semblait guère conscient chez Hispano du manque de fiabilité du 14-AA qui allait se révéler rédhibitoire sur le prototype Léo 45[20].
La réaction de Paul-Louis Weiller, administrateur délégué de Gnome Rhône et, en tant que tel, directement visé par le projet de construction ou d’achat de moteurs Pratt & Whitney, allait être moins diplomatique. C’est sans étonnement qu’on le trouve à la tête d’une campagne de presse. A son instigation, un article du Petit Parisien le 14 Mai 1938 attire l’attention sur 4 accidents dont 2 mortels, survenus dans les dernières semaines à des chasseurs américains P35, du fait de la défaillance de leurs moteurs Twin Wasp, « ceux-là mêmes dont le ministre veut équiper l’aviation française».
Le 16, c’est un communiqué de Gnome Rhône qui prend la relève: « Il s’agit de faire acheter par le ministère de l’Air Français des avions américains pour un prix fort important…En France, on ne veut connaître que l’infériorité nationale. Personne ne parle de la crise de la production aéronautique anglaise. L’on ne souffle mot d’avantage de la série noire qui fait couler tant d’encre aux États-Unis»[21]. Les Ailes relatent les mêmes accidents avec une conclusion bien différente : « pour en revenir aux Américains, il est inutile de dissimuler que leurs moteurs sont excellents. C’est leur aviation commerciale qui les a forcés à avoir une haute qualité»[22]. La campagne protectionniste contre l’achat de moteurs américain devait trouver des échos après-guerre, comme l’atteste cette appréciation d’un biographe de P.-L. Weiller, « certains rubricards de journaux français, en particulier celui de l’Intransigeant, soutenaient les marchands américains»note 21.
Il n’est pas sans intérêt de lire comment un ouvrage de référence d’après-guerre, malmenant quelque peu la chronologie, rend compte du projet (de production du PW sous licence) : « Par suite de nombreuses grèves en 1936 et surtout de celle de Mars 1938 et constatant de ce fait un certain retard dans la mise au point du moteur 14N qui ne donnait que 1100 chevaux à l’époque, le ministre de l’Air avait l’intention d’acheter une licence américaine d’un moteur de la classe des 1200 cv. Le montant des droits de licence était de l’ordre de 200 000 dollars. Lorsqu’en Juin 1938, le 14N 44-45 fût homologué à 1160 cv avec surcharge, cette idée fût abandonnée».
L’opposition à la construction s’élargit à la perspective d’achat de moteurs, puis d’avions complets.
Comme l’a bien résumé l’historien américain J. McV. Haight, « Pendant le printemps et l’été [1938], le ministre de l’Air ne rencontra que des refus à ses tentatives d’exploiter la licence de construction des moteurs Pratt &Whitney que son prédécesseur avait achetée et que la Grange avait maintenant recommandée à son retour des États-Unis. Non seulement il ne parvenait pas à faire exécuter des essais de ces moteurs sur des appareils français, mais, chaque fois qu’il en parlait, il se heurtait à une vive opposition au sein du Comité du matériel»[23], où Bouscat faisait remarquer par exemple que « les moteurs Pratt et Whitney sont trop lourds pour les chasseurs, pas assez puissants pour les bombardiers ».
L’opposition qui s’exprimait au sein même du ministère, comme au Comité du matériel, ne visait pas seulement la production sous licence des moteurs Pratt & Whitney, mais aussi leur achat éventuel qui pouvait être réalisé plus rapidement. Une discussion sur la motorisation de l’Amiot 340, est révélatrice de cet état d’esprit : Le 8 Avril, il est rapporté que le besoin de remplacement d’un moteur sur l’Amiot 340 a révélé qu’un seul exemplaire du Gnome Rhône 4N-0 était disponible. C’est l’occasion pour le Ministre de demander « si le PW Twin Wasp ne conviendrait pas à cet avion. M. Sabatier [DTI] signale que ce moteur n’accepte pas l’essence française. Par suite d’un décalage entre les unités employés, le nombre d’octane français ne correspond pas, à indice égal, au nombre d’octane américain. On peut donc craindre une chute de puissance. En tout cas, l’emploi de ce moteur ne peut être envisagé qu’à longue échéance. Par ailleurs, la sortie des 14N de remplacement va reprendre ‘dès que la grève des usines Gnome Rhône sera terminée’ ». Le général Bouscat signale « que les Américains utilisent le Twin Wasp à 875 cv alors qu’il en faudrait 1000 pour l’Amiot» en ignorant le fait que les R-1830-66 de 1050 cv étaient sur le point d’entrer en service sur des DC3A de United Airlines.
Signe cependant des flottements concernant les performances attribuées au Twin Wasp, un article de la Revue de l’Armée de l’Air de juillet 1938 lui attribue une puissance de 1100 cv, contre 1000 seulement au Gnome Rhône 14N ![24]
Première décision en matière d’utilisation : au Comité du Matériel du 28 avril, « la Direction Technique et Industrielle passera de suite un marché d’étude d’adaptation du moteur Pratt & Whitney au Bloch 150»[25]. Ce sera l’occasion pour la réticence à l’adoption du Twin Wasp de se manifester aussi du côté des avionneurs, le prototype concerné étant ici le Bloch 153. Le 27 novembre 1938, on relève que « cet appareil a quitté le 24 octobre l’usine de Courbevoie pour Villacoublay. Le moteur Pratt & Whitney n’est pas encore monté […] On peut estimer que cet avion pourra effectuer son premier vol dans la première quinzaine de décembre, si le constructeur pousse la réalisation du montage »[26]. Au lieu de décembre, ce prototype MB 153, ne devait pas voler avant le 8 avril 1939 !
Un montage industriel improbable
En février 1938, dans son rapport d’une mission aux Etats-Unis, où il avait rencontré Roosevelt, le sénateur Amaury de la Grange pose bien le problème : « l’Etat français a acquis la licence du Twin Wasp qui est le meilleur moteur américain. Il importe d’en tirer parti. Que ce soit la Société Nationale des Moteurs ou un autre constructeur, peu importe, mais il faut aller vite »[27].
Parfois évoquée, comme dans l’article des Ailes précité, la SNCM, Société Nationale de Construction de Moteurs, aurait été un choix naturel. Le 1er avril, évoquant l’hypothèse « consistant à ne monter que des pièces achetées en Amérique », le ministre considérait que « l’usine Lorraine, qui est en passe de devenir un arsenal, semble désignée pour cette opération qui doit rester dans le domaine de l’éventualité » et l’auteur anonyme d’un article d’aout 1938 s’interrogeait : « Ne serait-ce pas pour prouver le principe et l’existence d’une usine nationalisée de moteurs, qui semble fort en peine pour en créer, qu’on lui a trouvé un exutoire : la production sous licence de moteurs américains ? »[28].
Sur le papier en effet, la SNCM, issue de la nationalisation partielle de Lorraine disposait de l’usine d’Argenteuil qui, avec ses 85 268 m2 de surfaces couvertes était la plus grande de France dans le domaine. Intervenue de fait en mai 1937, la nationalisation des actifs mobiliers de Lorraine n’avait été ‘autorisée’, c’est-à-dire régularisée, que tardivement par la Loi de Finances du 31 décembre 1937. Largement sous-financée, cette nationalisation était loin d’apporter à l’usine les moyens du renouvellement des équipements vétustes qui s’imposaient, pas plus que la réorganisation profonde et la reprise de conditions de travail normales dans un bastion syndical de 2500 ouvriers. Exemple significatif des problèmes rencontrés, en février 1938, « sur 30 culasses de moteurs Petrel livrées ce mois-ci, la totalité a du être rebutée »[29]. On comprend dans ces conditions que le Ministère ait recherché une autre solution que cette usine qui sera qualifiée de « plus mauvaise entreprise de la région parisienne »[30].
Parmi les alternatives possibles, le général Féquant, alors Inspecteur général technique, « est d’avis que l’Usine Renault rendrait service en reprenant la fabrication des moteurs pour l’aviation militaire, sa capacité de production de 60 à 80 moteurs par mois constituant une ressource appréciable »[31]. Renault venait d’abandonner, après essais, un moteur 14T, de même classe que le Twin Wasp. En Septembre 1938, alors que le Comité du Matériel envisage de recourir à de nouveaux producteurs de moteurs, « M. Hoppenot [Directeur de cabinet de Guy La Chambre] signale que Renault ne veut pas construire de Gnome Rhône 14N sous licence. A la rigueur, il accepterait de faire des Pratt et Whitney»[32]: il ne semble pas que cette piste ait été sérieusement explorée.
C’est à nouveau dans les témoignages oraux d’anciens acteurs que nous trouvons la solution. Là où Volpert fait simplement état de contacts dans l’industrie automobile, le général Fayet se montre plus explicite : « On pensait à Mathis,[…] pas forcément une bonne idée, une belle usine, du personnel de qualité, mais plus de modèles d’automobile qui se vende! […] C’est Mathis qui devait prendre la construction »[33].
Depuis 1934, Mathis s’était associé à Ford dans la société Matford. Rééquipée dans ce cadre, son usine de Strasbourg est alors considérée comme un modèle : « Aujourd’hui, il nous faut constater que les usines de Strasbourg ont encore développé et amélioré leur outillage, et que se sont perfectionnées ses méthodes qui permettent d’obtenir, sans retouches, une précision de l’ordre du 1/400e de millimètre […] Certaines machines ultra-modernes y ont fonctionné avant même que les usines américaines en aient été dotées », pouvait-on lire dans ‘La Vie Automobile’ du 25 décembre 1936[34]. Il ne semble pas cependant que le projet ait concerné Matford. Mathis était certes resté propriétaire de l’usine de Strasbourg, qui n’était que louée à la société Matford, mais, en dehors de son plan de charge de construction automobile, cette usine n’était pas judicieusement placée pour une fabrication de guerre…
Nous trouvons quelques précisions sur le projet Mathis dans diverses notes de l’Ingénieur général Thouvenot, qui suivait les dossiers techniques et industriels au cabinet du ministre, Guy La Chambre. Un « compte-rendu de la visite de Monsieur Mathis (vendredi 8 avril 1938) », explique le montage industriel proposé :
« Mr. Mathis fait partie du groupe Air Alliance avec lequel a été conclu à la fin de 1937 le contrat d’achat des trois moteurs Twin wasp qui sont actuellement à Chalais-Meudon. Ce groupe avait entamé des pourparlers avec la Société Pratt & Whitney avant que le Ministère n’ait envoyé de mission pour discuter de l’achat éventuel d’une licence de moteur américain. Ainsi Mr. Mathis connait donc parfaitement la Maison Pratt & Whitney. Il se proposerait de construire en France des moteurs Twin Wasp si l’Etat Français acceptait d’exécuter le contrat de licence déjà signé. Les propositions qu’il a transmises sont actuellement insuffisantes pour se faire une idée de l’intérêt que peut présenter sa collaboration […] J’ai engagé Mr. Mathis, qui partait pour l’Amérique aujourd’hui même, à recueillir sur place des éléments qui lui permettent ‘établir des prix de revient de manière à transmettre au cabinet des propositions fermes à son retour. Ces renseignements ne parviendront pas avant un mois ½ environ»[35].
En juillet cependant, Thouvenot allait considérer comme indéfendable le projet Mathis qui, pour un investissement de 90 millions, devait produire 600 moteurs par an pendant 4 ans, mais « atteindrait son plein rendement dans deux ou trois ans ». Il considérait en effet que «il y a lieu de noter que c’est la question de la mise en route rapide d’une usine en France qui présente le caractère le plus important ».
A défaut d’avoir trouvé l’opérateur, le dossier des exigences industrielles est défini sur la base des renseignements apportés par Champsaur sur l’usine de Pratt &Whitney: selon un devis joint à cette étude, une usine pouvant produire 200 moteurs R1830 Twin Wasp par mois couterait aux États-Unis l’équivalent de 254 millions, dont 116 de construction et autant d’outillage, avec 3500 ouvriers. Pour une capacité de 100 moteurs par mois, ces coûts sont réduits à 163 millions, dont 71 d’outillage, avec 2000 ouvriers[36].
Une opportunité perçue mais insaisissable: le Twin Hornet
Le Twin Hornet, ou R2180, était comme le Twin Wasp un moteur à 14 cylindres en deux étoiles mais de dimensions et puissance supérieures. Pour des cylindres de même alésage que le Gnome Rhône 14N -146mm, il avait cependant une course des pistons plus faible -152 mm au lieu de 165, et donc une cylindrée inférieure, de 35,7 litres, intermédiaire entre celle du Twin Wasp -30 litres- et celle du 14N -38,6 litres. Dans sa version de 1938 SA1G, le Twin Hornet délivrait une puissance de 1400 cv au décollage à 2500 tours et de 1150cv en régime continu à 2350 tours et 2135 mètres d’altitude, avec de l’essence à 95 d’octane.
L’intérêt prioritaire de ce moteur puissant a été rapidement perçu. Commentant, le 25 mars 1938, le rapport du Contrôle sur la convention Pratt & Whitney, Thouvenot considérait que « l’important serait d’obtenir l’autorisation de construire sous licence le moteur Twin Hornet».
Loin de rester secret, le Twin Hornet, annoncé dès Juin 1937[37], allait retenir l’attention de la presse internationale à l’occasion du premier vol du quadrimoteur Douglas DC4[38], le 7 juin 1938. Ses 1400 cv en faisaient en effet, avec le Wright 2600 dit Double Row de 1600 cv, l’un des deux moteurs les plus puissants volant effectivement.
Un document du 1er avril relatif aux relations avec United porte la mention manuscrite : « Envisager de poser dès maintenant la question : quand serait-on susceptible de nous livrer les liasses du Twin Hornet ? » : en effet, le dossier transmis jusque-là ne comportait que des indications relatives au montage sur avion, bien loin des documents nécessaires pour organiser une production.
Compte tenu des délais prévisibles pour que ce moteur soit autorisé à l’exportation, les autorités françaises s’en désintéressent, avec pourtant un regain de curiosité en avril 1939, quand la mission française aux États-Unis est chargée de se renseigner à son sujet. Comme nous l’avons signalé, ce moteur, dans sa version SA4-G de 1938, était prévu sur certains des derniers chasseurs Bloch étudiés en 1939, les MB 1011 et 1040[39].
Puisqu’il s’agissait d’un moteur commercial, c’est auprès des compagnies American et United Airlines que la mission va aux informations. Il en ressort que ce moteur qui pourrait développer 1500 cv n’est plus considéré que comme un moyen de tester des éléments pour le 18 cylindres, alors en essai, qui sera le fameux R 2800, considéré à divers égards comme le plus réussi de tous les moteurs de la guerre et de l’aviation commerciale d’après-guerre. Confronté dans un sévère affrontement concurrentiel à l’avantage pris par Wright avec son R2600 de 1600 cv, Pratt & Whitney s’est en effet résolu à abandonner le R2180 au moment même où il devait entrer en production[40], afin de concentrer ses moyens sur la mise au point et la production du 2800 qui devait lui permettre de reprendre l’avantage. L’abandon du Twin Hornet entraine la résiliation de la commande du chasseur Republic P44, prévu pour faire la soudure entre le P35 et le futur P47. Techniquement, le R2800 diffère du 2180 en comportant 2 étoiles de 9 cylindres au lieu de 7.
Le plus puissant des moteurs à piston construit en grande série, le R4360 qui équipera entre autres les Stratocruiser et Globemaster, et en France l’Armagnac, n’était en fait qu’un double R2180, comportant 4 étoiles de 7, soient 28 cylindres.
Curieusement, le R2180 réapparaitra après-guerre, sous le nom plus porteur de Twin Wasp, pour équiper la modeste série des bimoteurs de transport SAAB Scania. Il était obtenu en prenant deux des quatre couronnes de 7 cylindres du R4360 et bénéficiait ainsi de sa mise au point et de ses outillages de fabrication.
Le Ministère devait finalement décider de résilier ce volet du contrat le 24 Juillet 1939 aux motifs suivants :
« -interdiction du gouvernement américain de livrer dans les délais contractuels les plans du moteur Hornet ;
-le fait que le moteur Hornet n’est qu’un type de transition entre le Twin Wasp et le 18 cylindres Double wasp;
-diminution des redevances à payer […].
On doit approcher la société Pratt & Whitney pour la licence du Double Wasp 18 cylindres, mais jusqu’à présent, rien d’officiel n’a été entrepris »[41].
Des achats d’abord timides et un programme de production croupion
Alors que le dossier de fabrication en France restait en souffrance, le ministère avait retenu le Twin Wasp pour équiper confirmait les cent chasseurs P36/H75 commandés en mai 1938, la commande officielle des 176 moteurs correspondants, compte tenu des volants de rechange, n’étant notifiée que le 27 juillet[42].
Alors que la convention signée par Cot en 1937 visait à produire le Twin Wasp en grande série, le projet est repris en 1939 sur une base industrielle plus modeste. L’usine Talbot, qui en est chargée à Suresnes, malgré sa modernisation par A. Lago depuis 1935, est assez limitée en surface comme en personnel, comme d’ailleurs la production de la firme à l’époque, en voitures de luxe à vocation sportive. En recherche de nouvelles activités, Talbot avait proposé ses services au Ministère de la Guerre qui les avait déclinées en raison de son caractère multinational, entreprise d’origine franco-britannique avec un directeur italo-anglais. Le ministère de l’Air devait accepter cette offre et lui confier la construction sous licence des Twin Wasp.
L’engagement financier du ministère avec Talbot est de 171 millions dont 120 pour une commande de 200 moteurs à 600 000 francs pièce. Un contrat de démarrage a été passé, comportant 31 millions de machines-outils spécialisées pour moteurs d’avion et 8 pour machines dédiées au Pratt. De plus une avance de trésorerie de 12 millions a été consentie[43]. Ces montants sont loin d’être négligeables, si on les compare aux 120 millions attribués à Hispano pour Tarbes et aux 150 attribués à Gnome Rhône pour Le Mans, les deux opérations majeures du programme industriel en matière de moteurs. Ces engagements financiers recouvrent cependant un projet bien modeste, puisque la production prévue ne dépassera jamais 10 /20 exemplaires par mois. Le 5 juin 1939, on prévoit ainsi la sortie du premier moteur en décembre, de 3 à 6 par mois entre juin et Avril 1940, de 10 à partir de Mai !
Loin de l’ambition du projet de 1937, il s’agit en effet de « se servir de la licence Pratt & Whitney pour monter en France une petite fabrication ‘témoin’ qui eut stimulé les industriels sans risque de les supprimer ». Cette fabrication, confiée à Talbot, ne pouvait prétendre qu’à des résultats modestes pour un coût non négligeable. L’ambition sera finalement limitée à la fabrication de pièces de rechanges pour les Twin Wasp importés. Le compromis adopté ne devait pas suffire à désarmer l’opposition persistante de certains groupes de pression à la fabrication de moteurs étrangers et le sénateur Rambaud pourra dénoncer le 29 Décembre 1939 les manœuvres de la Banque Worms qui refuse de financer Talbot : « Ils s’efforceront d’en faire autant pour les autres licences, ce qui est inadmissible»[44].
Après l’entrée en guerre, Caquot, considérant avec raison une telle production comme non significative, décide que l’usine Talbot doit se joindre à l’un des trois groupes principaux organisés en vue de renforcer la capacité de production de Gnome Rhône.
Compte tenu de cette réorientation, Thouvenot pourra constater le 8 mars 1940 que « l’activité de la Société Talbot ne s’est pas traduite jusqu’ici par aucune [sic] livraison substantielle sur les pièces de moteurs Gnome & Rhône, ni par une installation convenable correspondant au démarrage de la fabrication Pratt & Whitney »[45].
Un constat désabusé
L’Armée de l’Air devait découvrir les qualités du Pratt & Whitney sur les premiers P36 mis en service au printemps 1939. Comme l’écriront Jean Cuny et Raymond Danel, « En 1939-1940, les ingénieurs et mécaniciens français découvrirent sur les Curtiss, les ‘Glenn’ et les Douglas [DB7] achetés aux USA, des moteurs qui ‘tournaient comme des horloges’, démarraient aisément dans toutes les conditions, étaient faciles à entretenir. Bref, le Twin Wasp possédait toutes les qualités que l’on est en droit d’exiger d’un moteur et que les produits nationaux étaient loin de présenter »[46]. Témoignage représentatif parmi beaucoup, cet avis du Commandant Ader, du GB I/39, dans son rapport sur les opérations en Syrie de juin 1941: « Le Glenn Martin est un avion remarquable [par] la qualité exceptionnelle de ses moteurs »[47]. On ne voit guère de commandant de groupe équipé de moteurs Gnome Rhône ou Hispano formuler un tel jugement !
Fallait-il pour autant construire ces moteurs en France ? L’ancien ministre, Guy La Chambre, dans sa déposition au Procès de Riom, devait exprimer ses doutes à ce sujet.
Au premier plan dans les contacts avec les interlocuteurs américains, Amaury de la Grange, comme d’ailleurs Jean Monnet, n’excluaient pas que la fabrication en France puisse être assurée par United Aircraft, la Société mère de Pratt & Whitney. La Chambre devait relever un obstacle majeur à cette solution. « La première condition mise par les industriels étrangers à la construction d’une usine en France était l’octroi d’une commande garantie portant sur plusieurs années. Or, non seulement le ministre n’avait pas le pouvoir de donner une pareille garantie, ne pouvant la donner que sur les crédits budgétaires de l’exercice en cours, mais pareille garantie risquait d’être singulièrement dangereuse pour l’avenir de l’industrie française. Supposons en effet que la guerre n’ait pas eu lieu et que la tension internationale de 1938-40 ait été suivie d’une période de détente. Celle-ci eut vraisemblablement entrainé une réduction des programmes d’armement. En présence de cette réduction, quelle eut été la situation de l’industrie française des moteurs si les commandes restreintes avaient dû, en vertu d’une garantie donnée à l’époque de tension, être passées par priorité à l’usine américaine de moteurs installée en France ? Non seulement les industries française de moteurs d’aviation eussent fait faillite mais le progrès technique français dans le domaine eut été arrêté. Finalement, une solution –la construction sous licence de moteurs américains en France, originairement destinée, par la vertu de la concurrence, à stimuler la production française eut, en fait , abouti à stériliser celle-ci. Elle se serait traduite, non par la suppression d’un ‘monopole’ mais par le transfert de ce ‘monopole’ à un pays étranger »[48].
Alors qu’il avait fait face, avec un courage certain mais un succès limité, aux oppositions multiples à son projet d’adopter le moteur Pratt & Whitney, Guy La Chambre semble avoir réalisé qu’il avait perdu -d’avance- une course contre la montre pour le montage d’une production par un constructeur français: « La construction sous licence en France de moteurs étrangers était une solution à longue échéance pour un rapport [sic] avec des solutions immédiates que requerrait la situation trouvée au début de 1938 ; en toute hypothèse, elle ne nous eut pas donné un moteur de plus, donc pas un avion de plus, à l’entrée en guerre. Au cours de la guerre, à supposer que celle-ci eut été de longue durée, cette solution offrait du point de vue des fournitures moins de garanties que la méthode adoptée des achats en Amérique même de moteurs fabriqués ».
Et si…
Le défaut de mise en œuvre du contrat Pratt & Whitney a t’il constitué une occasion manqué ? Guy La Chambre, venons-nous de voir, ne le pensait finalement pas, et l’on peut partager ce point de vue s’il ne s’était agi que de construire quelques moteurs de plus.
Conformément à l’esprit de ses négociateurs, la Convention de Novembre 1937 prend toute sa portée si elle s’inscrit dans une perspective de transfert de compétences et de moyens, techniques et industriels, à réaliser dans l’urgence, comme le suggère la clause d’un débouché en grande série avant le 1er mai 1939.
Satisfaire à l’urgence imposait de reproduire, autant que possible à l’identique, les procédés et équipements utilisés dans l’usine de East Hartford, en déterminant très vite quelles machines pouvaient être trouvées ou produites rapidement en France afin d’importer le nécessaire complément. L’usine principale devait plutôt être un établissement existant transformé, comme celle d’Hispano à Tarbes, qu’une construction nouvelle comme celle de Gnome Rhône au Mans ou l’établissement d’Etat de Limoges. Le recours à des pièces d’origines américaines devait être prolongé autant que nécessaire. Un processus engagé rapidement et avec détermination, en vue de satisfaire toutes ces conditions, aurait permis à la production de déboucher à l’automne 1939 et de contribuer de manière significative à l’équipement de l’Armée de l’Air de mai 1940. Certes optimiste, un tel scénario contrefactuel n’est sans doute pas adaptable à la production de moteurs anglais, perspective sur laquelle nous reviendrons.
Pour produire tout l’avantage que l’on était en droit d’attendre de l’effort suggéré, il aurait été opportun de compléter la convention Pratt &Whitney d’accord semblables concernant les hélices et les capotages. Le scénario logique est ici, dans la continuité de l’achat de P36 en mai 1938, d’acquérir les droits sur l’ensemble du groupe propulseur de cet appareil: on peut imaginer l’avantage qu’aurait représenté pour des prototypes ou premières séries de Bloch 151 ou Amiot 350, enlisés dans des essais de capotages aussi décevants les uns que les autres, de bénéficier d’un GMP éprouvé, fonctionnant régulièrement.
Restait à régler la question des performances. Comme l’avaient relevé les critiques de 1938, le Twin Wasp, particulièrement comme moteur de chasseur, était handicapé par la faible altitude de rétablissement de son compresseur. Aux États-Unis, ce défaut sera compensé avec la version R-1930-76 à compresseur à deux étages, qui a volé sur le prototype du Wildcat F4F-3 le 12 février 1939, facteur essentiel du sucés de cet appareil face au Zéro japonais. Pour obtenir des performances approchantes sur un Twin Wasp de construction française, la solution qui s’imposait était l’adoption d’un compresseur Szydlowski. Une étude d’adaptation de ce compresseur particulièrement efficace au GR 14N avait été préconisée par Thouvenot le 23 septembre1938, et son utilisation sur le Bloch 151 recommandée par Caquot[49]. Cette solution aurait présenté un intérêt bien plus grand sur des moteurs Pratt. En admettant que l’adaptation d’un compresseur Szydlowski, modifié pour cet emploi, ait fait gagné 2000 mètres sur l’altitude d’adaptation par rapport au compresseur d’origine, la réduction de puissance requise pour une vitesse donnée étant proportionnelle à la réduction de densité de l’air, soit entre 4 et 6000 mètres, de 23%, permettait, à puissance donnée, un gain de vitesse théorique égal à l’inverse de la racine cubique de ce rapport, soit 5,07%. La vitesse maximale d’un Curtiss H-75 A-2 de la deuxième commande française se serait ainsi trouvée portée de 500 à 525 km/h environ, un gain opérationnel d’autant plus sensible que les groupes de P36 étaient fréquemment appelés à combattre à haute altitude.
Toutefois, faute de disposer d’essence à indice 100 d’octane, au moins jusqu’à l’automne 1940, on peut estimer que la performance de tels Twin Wasp français, alimentés avec l’essence C utilisée sur les D520, aurait difficilement dépassé les 1065 cv de puissance continue[50], à une altitude de rétablissement, au banc, de 3500 à 5000 m selon le compresseur adapté. Ces performances seraient donc restées en deçà de celles d’un GR 14N-49 ou même -39, mais délivrées avec une fiabilité dont l’expérience des groupes de chasse équipés de P36 a montré l’importance au combat. On peut noter cependant que les pilotes de P36, confiants dans les capacités de leur moteur, n’hésitaient pas à l’utiliser au combat à sa puissance de décollage, normalement limitée à quelques minutes, ce qui annulait l’avantage nominal du Gnome Rhône.
Notes et références
[1]J. Cuny et R. Danel, Leo 45, Amiot 350 et autres B4, Docavia n°23, p.377.
[2] Trois ingénieurs aux États-Unis, Les Ailes, 22-4-37, p. 3.
[3] Général Christienne et alii, Histoire de l’Aviation militaire française, p.303. Cot évoque lui-même cette mission auprès de Pratt &Whitney dans son ouvrage « L’Armée de l’Air Française : 1936-1938, publié en 1939.
[4] Patrick Facon, Quand la France achetait ses avions aux USA, Aviation Magazine, n°757, 1er juillet 2007, p.87.
[5] Bernard Bombeau, 1937-1938, Aux origines du réarmement français, quatrième partie, Fana de l’Aviation, n°589, Décembre 2018, p.58.
[6]SHD, archives orales, Air, T178, juin 1977.
[7]Officier polytechnicien, passé dans le corps des ingénieurs de l’Air, Gaspard Champsaur est alors attaché de l’Air à Washington.
[8] Ibid. témoignage T1 32, recueilli en 1976.
[9] Date attestée par le Rapport du Contrôle du 25 mars 1938, résumé in SHD Z11607.
[10] Résumé précité.
[11] Note archivée au SHAA/SHD, carton AI Z11607.
[12] Licence Pratt et Whitney, document non daté, annexé à un rapport Ceccaldi de 1939, SHD AI 11Z12940.
[13]Exposé du Contrôleur général Richard au Comité du matériel, le 1er avril 1938, SHD AI 1B06.
[14] Cf. Note au sujet de l’assistance technique Pratt & Whitney, 25-08-38, p. 2.Fonds Thouvenot, Z11607.
[15] Trois ingénieurs aux États-Unis, art. cité.
[16] PV du CoMat 26-11-38
[17] Georges Houard, Les Ailes, 30-12-37.
[18] Houard vise ici la famille des GR 14K-14N.
[19] Le 1500 cv américain est le R-2180 Twin Hornet, sur lequel nous reviendrons. Les 1300 et 1500 cv français sont les GR 18L et P, effectivement homologués, mais qui ne voleront jamais. Le PW 1830 avait atteint 1160 cv à 2700 tours en Mai 36, mais la version couramment fabriquée, pour le P36 par exemple, ne dépassait pas 900 cv avec de l’essence française.
[20] Cf. notre article : Le Léo 45, réussite ou chemin de croix de l’aviation française, téléchargeable à l’adresse : http://sam40.fr/wp-content/uploads/2019/02/Le-L%C3%A9o-45-r%C3%A9ussite-ou-chemin-de-croix-aviation-fran%C3%A7aise-.pdf
[21] Cf. J. Mousseau, Le siècle de P.-L. Weiller, 1893-1993, p.333.
[22] N° du 16-06-36, p. 8.
[23]Les négociations françaises pour la fourniture d’avions américains, Forces Aériennes Françaises, n°198, décembre 1963, p.829.
[24]Moteurs refroidis par l’air ou moteurs refroidis par liquide ?, Revue de l’Armée de l’Air, n°108, p.804.
[25] PV du CoMat, 28-04-38, p.7, SHD AI 1B06.
[26] Note relative au montage des moteurs américains, 27-10-38, SHD Fonds Thouvenot, AI Z11607.
[27] Rapport sur les mesures qu’il conviendrait de prendre pour faire bénéficier l’Industrie aéronautique française du concours de l’Industrie américaine, remis au Ministre de l’Air en date du 15 février 1938, SHD AI11Z12940.
[28] La France refera t’elle son aviation ?, IIème partie, La Revue de France, 15-08-38, p. 338-339.
[29] Note sommaire sur la production de la Société Nationale de Construction de Moteurs, 18 février 1938, SHD 11Z12939.
[30] Crémieux-Brilhac, Les Français de l’An 40, Ouvriers et soldats, p.304.
[31] PV du Comité du Matériel, 8 avril 1938.
[32] PV du CoMat 29-09-38.
[33] Témoignages précités.
[34] Matford ‘Alsace V8’, La Vie Automobile, 25-12-36, p.432.
[35]Compte-rendu cité, SHD AI Z 11607.
[36]Installation de l’usine Pratt & Whitney, in SHD AI 11Z12940. L’indication d’un $ à 38 francs date cette évaluation de 1939. Les coûts du printemps 1938 auraient été sensiblement plus faibles. L’usine P&W est décrite dans l’article d’un célèbre architecte de l’industrie aéronautique, Moritz Kahn, Aircraft Factory and Engine Factory Layout, Aerodigest, january 1936, pp.20-22.
[37]Aero Digest, vol 30(6).
[38] Premier modèle du nom, rétrospectivement redésigné DC4E après son abandon.
[39] Cf. Les derniers chasseurs Bloch, entre mythe et mystères, disponible en ligne : http://sam40.fr/wp-content/uploads/2018/11/Les-derniers-chasseurs-Bloch-Entre-mythe-et-myst%C3%A8re1..pdf
[40] Cf. McCutchen, No Short Days, the Struggle to Developp the R2800, en ligne sur enginehistory.org, consulté le 21-01-2016, p.7.
[41] Note sans date, environ Janvier 1940, Fonds Thouvenot, SHD Z11608.
[42] Récapitulatif des commandes de moteurs américains, SHD AI 11Z12940.
[43] Ibid., 11Z12939.
[44] Cité par P. Fridenson, Une rénovation tardive : L’aéronautique française de 1936 à 1939, SHAA, 1973, p. 29.
[45] Annexe au sujet du rapport de M. Brasseau, sur une visite faite par les membres de la sous-commission du Matériel de l’Air du Sénat aux usines Talbot, 8-3-40, in SHD AI Z 11608.
[46]Jean Cuny et Gérard Beauchamp, Curtiss Hawk 75, Docavia N°22,p.292
[47] Compte-rendu général du Commandant Ader, sans date, SHD 3D477.
[48] Note sur la déposition de La Grange, pp.34-35.
[49] Au Comité du Matériel, le 9 novembre 1938.
[50] Puissance du S1C3-G fabriqué en Suède, avec essence 91/95 d’octane, cf. P. Wilkinson, Aircraft Engines of the World, édition 1946, p. 257.
Ping : Forces et faiblesses des armements aériens : mitrailleuses légères et canons de 20 mm | SAM40
Article effarant sur l’inefficacité des industriels et politiciens français alors que la guerre approchait a grand pas.
On y voit jouer protectionnisme, rivalités, irréalisme et manque total du sentiment de l’urgence.
Brillante votre post sur Gnome Rhone , merci beaucoup !
Une autre histoire méconnue est le transfert de toute le technologie des moteurs d’avions de Gnome Rhone dans une usine flambante neuve en Russie par des ingénieurs Français (Catholiques) corrompus!
« …..rappelons que Pierre Cot était membre de l’association des Amis de l’URSS…
S’agissait-il d’un acte commercial de la société ou d’un acte personnel de ces ingénieurs, s’apparentant à de l’espionnage, ou encore d’une initiative du ministère? avez vous les dates, c’est essentiel.
Il n’y a rien dans la production moteurs de l’URSS qui confirme cette histoire avec G&R.
A la fin des années 1920, quant l’économie de la Russie soviétisée a été à peu près stabilisée, il a été décidé que la construction aéronautique autochtone se limiterait aux cellules – bien des ingénieurs soviétiques avaient été formés à l’Ouest dans les années 1920 – pendant que pour les moteurs, on économiserait des années de recherche et de mise au point en achetant des licences.
Donc l’URSS avait acquis dans des conditions commerciales normales la licence du Gnome & Rhône 14 K, qui fut fabriqué par Toumanski sous le nom de M-85. Peu fiable, ce moteur produit à quelques centaines d’unités fut par la suite perfectionné localement pour aboutir au M-88 fabriqué à plus de 15.000 exemplaires. Les améliorations étaient limitées et on les retrouvait chez beaucoup de licenciés de G&R comme Piaggio, Walter ou Alvis : certaines suivaient la ligne générale des progrès du 14N, telles que renforcements divers et augmentation significative de l’ailettage, d’autres relevaient du « bon sens » comme l’emploi d’un compresseur à deux vitesses – dont on ne sait pas vraiment pourquoi le motoriste français le refusa à sa propre production !
Le développement du M-88 s’arrêta là et on ne vit pas en URSS de moteurs proches des G&R de dernière génération (type 14 R ou 18 R), ce qui infirme assez fortement l’histoire d’un transfert de technologie occulte…
PAR CONTRE, il y a un vrai problème avec la lignée de l’Hispano-Suiza 12 Y. On sait que sa « russification » fut assez laborieuse, mais qu’après la semi-réussite du M-100 licencié régulier du 12 Ycrs, Valentin Klimov réussit un beau développement avec les M-103 et M-105 (plus tard renommé VK-105 pour honorer son concepteur) qui reprenaient quelques idées en vigueur à Bois-Colombes : les ultimes 12 Y (12 Y 51) avaient leurs soupapes d’admission agrandies, Klimov fut plus radical et équipa ses moteurs d’une double soupape d’admission – donc 3 en tout. Et le succès du D 520 était dû en grande partie à son compresseur Planiol-Szydlowski, Klimov en copia le principe en établissant un stator d’entrée de compresseur à incidence variable.
Si « transfert de technologie » il y a eu , il est probable qu’il s’agit de celui partant en France de l’Hispano 12 Z et aboutissant au VK-107 : le 12 Z était un 4 soupapes se distinguant de toute la production concurrente de l’époque par son principe de l’admission différentielle à double alimentation (une soupape recevant de l’air carburé, l’autre de l’air pur, les deux fonctionnant en décalage). Ce principe très curieux se retrouve sur le VK-107, avec une disposition encore plus complexe des conduits liée à la volonté de n’utiliser qu’un seul arbre à cames en tête…
Evidemment, il est difficile de nos jours de savoir si ces influences (peu souvent dénoncées) furent le fait d’opération officielles, mais occultes, ou bien si elles relevaient du seul espionnage industriel !