« Si vis pacem, contra gallos para bellum » : on l’a bien oublié aujourd’hui, c’est dans cette variante que l’Angleterre des années 1920 entendait la célèbre maxime inspirée de Végèce[1]. La solidarité des alliés d’hier avait rapidement fait place à un climat d’incompréhension et de méfiance. A la déception française face au refus britannique de s’engager pour défendre les acquis du Traité de Versailles, répondaient les préoccupations anglaises à l’égard d’un risque d’hégémonie française en Europe. Ce que l’on connait moins, c’est l’émergence outre-manche de l’idée d’une menace française, thématique nourrie et exploitée en particulier par une Royal Air Force luttant alors pour sa survie dans un climat de restrictions budgétaires et de concurrence entre services.
Cet épisode, ce moment particulier des relations franco-britanniques, peut paraître surprenant. Aussi vaut il la peine de préciser qu’il ne s’agit pas là d’uchronie, et encore moins d’une Fake History pour temps de Brexit, mais bien d’un moment effectif de la planification militaire anglaise comme l’attestent le sommaire de deux ouvrages de référence sur l’histoire de la Royal Air Force qui consacrent chacun au sujet un chapitre au titre des plus explicites[2].
Là où Baughen inscrit «Preparing for War with France » à l’agenda de la planification stratégique de la RAF, Sinnott retient parmi ses programmes de matériels les « Bombers to Attack France », sur le même plan que les « Bombers to Attack Germany » qui vont suivre.
Le fait étant bien établi, reste à comprendre comment on en était arrivé là et quelle était la portée véritable de cette problématique, au-delà d’une manipulation politique pour défendre le budget d’une institution militaire.
Un contexte interne contraignant
Avec le retour à la paix, le Royaume-Uni revenait à ses objectifs stratégiques traditionnels : sauvegarde des communications des Iles britanniques et défense de l’Empire. La perspective d’une menace contre le territoire national était écartée pour longtemps. En revanche, la guerre ayant lourdement pesé sur les finances publiques, la nécessité d’économies budgétaires s’imposait, en particulier en matière de dépenses militaires. Aussi, le gouvernement décide-t-il le 15 août 1919 que les différents services –Army, Navy et Air Force– devaient établir leurs prévisions budgétaires sous l’hypothèse que « l’Empire britannique ne serait pas engagé dans une guerre importante pendant les dix prochaines années, et qu’il n’y a pas à prévoir de corps expéditionnaire pour y faire face »[3]. Ce principe, qualifié de Ten Year Rule, devait rester en vigueur jusqu’en 1932. Il était censé permettre au Chancelier de l’Échiquier de couper dans les demandes budgétaires des différents services, ce qui avait pour conséquence d’exacerber la concurrence entre les états-majors pour l’attribution de crédits a priori limités.
En mai 1921, le gouvernement britannique charge Sir Eric Geddes de présider un Committee for National Expenditure, vite désigné comme le Axe Committee -le Comité de la hache[4]– pour le guider dans la réalisation des économies budgétaires perçues comme incontournables. Dès lors, le Comité Geddes sera la cible privilégiée auprès de laquelle il conviendra de faire valoir l’intérêt de l’aviation parmi les armes nécessaires à la défense de l’Empire britannique et de ses intérêts.
Dans ce contexte, la Royal Air Force était menacée dans son existence même. Créée le 1er avril 1918 pour répondre aux impératifs de coordination des forces aériennes terrestres et maritimes en temps de guerre[5], elle n’apparaissait pas alors comme une entité permanente. Son existence se trouvait ainsi remise en cause en particulier à partir de 1921, quand la contrainte budgétaire devint plus mordante.
En mars 1919, Hugh Trenchard, ancien commandant de l’Independant Air Force en France, est nommé chef de l’état-major aérien par Winston Churchill, qui cumulait alors les fonctions de Secrétaire d’état à la Guerre et à l’Air. Il convient d’abord avec l’amiral Beatty, prestigieux First Sea Lord, d’une sorte de trêve d’un an entre leurs services. L’affrontement est donc reporté à 1921. Trenchard impose d’abord la RAF par les services qu’elle peut rendre outre-mer, exerçant à coût minimal le contrôle de territoires coloniaux ou dépendants sujets à des troubles, notamment au Soudan, en Afghanistan, puis en Irak. Il présente ainsi la RAF comme une arme de substitution, capable d’assumer à moindres frais les missions traditionnellement dévolues à l’armée, voire à la marine[6]. Assez efficace, cette stratégie a l’inconvénient de nourrir une vive tension interservices et menace de s’avérer insuffisante. En 1921, il est donc conduit à recentrer la campagne de promotion de la RAF en mettant en avant la nécessité de répondre à un danger aérien spécifique, auquel seule l’aviation peut faire face.
Restait à identifier d’où pouvait provenir une telle menace. Il n’y avait à vrai dire que peu de candidats envisageables dans ce rôle.
Un contexte diplomatique dégradé
En échange d’une renonciation à l’occupation française de la Rhénanie, l’Angleterre et les États-Unis avaient signé avec la France un traité de garantie. Suite au retrait américain, consécutif à la décision du Sénat de ne pas ratifier le Traité de Versailles, en mars 1920, le gouvernement anglais revient sur son engagement et retire sa garantie[7]. Ce devait être le point de départ principal des dissensions entre les deux pays.
Pour assurer sa sécurité, la France ne voyait d’autre solution qu’une application stricte du Traité de Versailles, impliquant le maintien de moyens militaires suffisants pour contraindre l’Allemagne en cas de manquement. Les Anglais devaient prendre ombrage de cette suprématie militaire française en Europe, en particulier en matière d’aviation.
En effet, malgré une large démobilisation et l’existence de stocks importants d’appareils, le ministre de la guerre, Louis Barthou, dépose en mai 1921 un projet d’accroissement substantiel de l’aviation française. Ce projet, portant sa composition de 116 à 220 escadrilles en ligne, ne sera cependant adopté qu’en 1924. Toutefois, « comme la France était alors la seule puissance à avoir conservé une aviation militaire puissante depuis la Première Guerre mondiale, ces programmes d’accroissement, jugés impérialistes, furent vivement critiqués à l’étranger », relèveront R. Danel et J. Cuny[8].
Accompagnée de commandes de soutien et de succès à l’exportation, cette politique devait se traduire par des commandes massives et une remontée des effectifs globaux des usines de cellules du niveau -bien modeste- de 5201 personnes en 1920, à 7476 en 1922 et 10647 en 1923[9].
Parmi les appareils commandés figurait notamment le Farman 60, un bombardier de nuit quadrimoteur qui « rééquipa en 1923 le 22e régiment de bombardement de nuit qui venait de faire mouvement de Luxeuil à Chartres »[10], un déplacement qui ne manqua pas d’être remarqué outre-Manche.
Dans un premier temps, on relève en Angleterre l’inconfort d’une disparité marquée des forces aériennes. La dégradation des relations franco-britanniques en 1922 devait faire évoluer les perceptions, avec « le soupçon, parmi les hommes politiques anglais les moins compréhensifs à l’égard du problème de sécurité de la France, que l’insistance des Français pour obtenir une application à la lettre du Traité de Versailles n’était qu’un moyen pour rétablir leur domination politique sur l’Europe». Il était de bon ton de considérer alors l’intransigeance française comme la « principale menace pour la paix en Europe »[11].
On trouve peu de traces dans les ouvrages d’Histoire français de l’incident de Chanak, en septembre 1922, où une garnison anglaise se trouva confrontée à la pression turque. Après sa victoire sur les Grecs, à l’été, qui lui avait assuré le contrôle de la côte anatolienne, Mustapha Kémal voulait rétablir la souveraineté turque sur les détroits et sur Istanbul en occupant la zone neutre instituée par les alliés occidentaux. Dans sa progression, l’armée turque menaçait la ville de Chanak et la garnison anglaise qui s’y trouvait. Le premier ministre Lloyd Georges, Churchill et Lord Curzon, secrétaire au Foreign Office, étaient partisans de tenir ferme, même au prix d’une guerre avec la Turquie. Ils furent néanmoins obligés de céder. Bien que leur échec ait largement tenu à des désaccords internes au Cabinet, ils devaient l’imputer à un défaut de soutien de la part des alliés français et italiens, soupçonnés de soutenir les Turcs en sous-main. Cet incident se trouve souvent invoqué par les auteurs anglais comme une étape importante dans la dégradation des relations avec la France[12].
C’est pourtant le durcissement français à l’égard de l’Allemagne, sous le gouvernement Poincaré installé en janvier 1922, qui cristallise les oppositions en ouvrant la perspective d’une action de force en Europe.
L’émergence du thème de la ‘menace française’, où la RAF joue son jeu
En octobre 1921, à l’occasion de la préparation de la Conférence de Washington, l’état-major aérien prépare pour le CID –Committee for Imperial Defense– une évaluation comparative des forces aériennes des principaux participants. Cette étude mettait en évidence une écrasante supériorité française, avec le maintien de la fameuse ‘division aérienne’ qui avait montré son efficacité en 1918 sous le commandement du général Duval. « Avoir pour voisin la France -bien qu’apparemment amicale- avec une flotte de bombardiers beaucoup plus nombreuse n’était pas une situation saine, et cela choquait Balfour »[13].
C’est semble-t-il à ce moment que Trenchard saisit l’opportunité de nourrir la crainte d’une menace française pour servir les intérêts de la RAF. Le CID constitue, en octobre 1921, un sous-comité dédié « Continental Air Menace » pour étudier les conséquences diplomatiques de la vulnérabilité britannique à des attaques aériennes.
Pour nourrir les travaux de ce sous-comité, « il était demandé aux trois chefs d’état-major d’évaluer les effets probables d’une telle attaque, le degré de perturbation qu’elle pourrait provoquer et ses effets sur le moral de la population. Ils devaient aussi apprécier les conséquences diplomatiques que comporterait en temps de paix la présence d’un voisin possédant une telle force de bombardement […] Le scénario sembla globalement étrange au War Office et à l’Amirauté. Si l’on devait envisager une guerre contre la France, le Comité devait examiner la réponse à apporter par chacun des trois services, et ne pas s’occuper seulement de la menace aérienne. [En décembre 1921], Churchill donne cependant aux chefs d’état-major l’instruction d’admettre que la marine française ne constituait aucune menace et qu’il n’y aurait pas d’opération à terre. Ils ne devaient envisager qu’une menace aérienne»[14].
L’Air Ministry évaluait la force française à près de 300 bombardiers, que pouvaient renforcer une centaine d’avions de reconnaissance ainsi qu’une bonne part de ses 70 avions de transport qui pouvaient facilement être transformés en appareils de bombardement. Avec ces moyens, il lui serait possible de déverser le premier jour 150 tonnes de bombes sur Londres, puis 75 tonnes les jours suivants, et de maintenir ce rythme. Ainsi, estimait Trenchard, « en trois jours, il y aurait plus de bombes déversées sur Londres que sur tout l’ensemble de l’Angleterre pendant toute la guerre »[15].
Sur la base des résultats obtenus par les bombardements allemands sur l’Angleterre de 1915 à 1918, les experts britanniques avaient estimé que chaque tonne de bombes larguée faisait 50 victimes, dont 15 tués. On voyait ainsi évaluer à 80 000 victimes, dont un tiers de morts, le bilan d’un premier mois e guerre[16].
A l’appui de ces dires Trenchard mobilisait une citation du maréchal Foch, souvent reprise dans les ouvrages anglais de l’époque, comme un argument d’autorité en faveur de la doctrine d’une menace aérienne stratégique[17]: « Les potentialités d’une attaque aérienne à grande échelle sont presque incalculables, mais il est clair qu’une telle attaque, du fait de son effet moral écrasant sur une nation, peut impressionner l’opinion publique au point de désarmer le gouvernement et donc s’avérer décisive »[18].
Parmi les nombreuses exagérations intervenant dans ces estimations, figurait la croyance que les flottes commerciales pouvaient venir renforcer les escadres de bombardement[19]. Ceci se comprend du fait que les premières compagnies aériennes s’étaient équipées de bombardiers en surplus à la fin de la guerre et les constructeurs, confrontés à une demande étroite, proposaient systématiquement leurs prototypes pour les usages civils et militaires. L’argument pouvait se combiner avec la perspective d’emploi des gaz toxiques. Le général Sykes, prédécesseur de Trenchard, écrivait ainsi en 1922 : « Dans l’éventualité d’une guerre de courte durée, le vainqueur sera la puissance qui disposera du plus grand nombre d’appareils, militaires ou civils, prêts à prendre l’air. L’asphyxie d’une grande ville ennemie, si elle est à portée, peut être réalisée par des avions commerciaux volant de nuit, et il faudrait une grande supériorité numérique pour s’en défendre efficacement »[20].
Le thème de la menace aérienne française sert efficacement les intérêts de la RAF. Alors que ce nouveau service n’avait obtenu que des responsabilités outre-mer, notamment en Irak en 1919, Trenchard remporte un succès important au printemps 1922 quand le gouvernement décide de transférer de l’armée à la Home Defence Air Force la mission de défendre la Grande-Bretagne contre le danger aérien. Sous sa direction, un comité interservices est alors chargé de préparer la création d’une force de bombardement et d’organiser une zone défensive couvrant Londres[21]. Nous reviendrons sur ce volet défensif, souvent occulté par le rôle de Trenchard comme fondateur d’une doctrine privilégiant le pouvoir dissuasif du bombardement sur les moyens de défense, par la chasse ou la DCA.
Lors du l’Air Inquiry de 1923, « il était accepté, pour les besoins du raisonnement, que la France devait être considérée comme l’ennemi potentiel en Europe » et, considérait Trenchard, « dans un pays démocratique comme le nôtre, le pouvoir appartient en définitive au peuple et la guerre ne peut être poursuivie sans le soutien de la plus grande part de la population. Si la population est soumise à des bombardements suffisamment lourds, elle forcera le gouvernement à solliciter la paix »[22]. Le Roi Georges V lui-même, relayant les vues du ministère de l’Air, mettait en garde le gouvernement contre le grave danger menaçant l’Angleterre, « tellement vulnérable à des raids aérien français sur son territoire »[23]. Toutefois, élément d’optimisme dans le tableau, il est généralement considéré que le peuple anglais, plus homogène et réputé plus courageux que le français, se montrera plus résistant pour supporter l’épreuve des bombardements[24].
La menace française : entre alarme aérienne et problème global
Le thème de la menace française ne se limitait pas à la dénonciation d’une suprématie aérienne préoccupante. Il s’étendait en fait à la perception plus large d’une rivalité aux tonalités parfois belliqueuses. Nous en trouvons une formulation très représentative dans le premier livre d’un auteur appelé à la célébrité, qui sera même porté aux nues par des auteurs français comme le général Beaufre[25]. A côté de développements novateurs sur le rôle des blindés, Liddell Hart propose en effet une appréciation de la situation stratégique du Royaume-Uni qui explique son titre, a priori mystérieux : Paris, or The Future of War[26].
L’explication du titre tient toute entière dans le passage reproduit ci-dessus : « N’est-il pas choquant pour nos hommes politiques et pour notre peuple de réaliser ce fait aussi indiscutable que désagréable à entendre que notre pays est livré au bon vouloir de la France, dont la suprématie en matière d’aviation et de sous-marins contrôle à la fois les centres vitaux de l’Angleterre et ses voies maritimes en leurs points les plus vulnérables -que ‘Paris’ est capable de frapper notre talon d’Achille et dispose pour cela de deux cordes à son arc »[27].
Après avoir rappelé les dégâts occasionnés par les 300 tonnes de bombes allemande tombées sur Londres entre 1915 et 1918, Liddell Hart indique que, maintenant, « la France a 990 avions en métropole, la Grande-Bretagne 312 –et ceci est une augmentation notable sur la situation d’il y a deux ans [1923]. Même en déduisant un bon nombre d’appareils réservés pour faire face à la force aérienne britannique, il serait bien possible de larguer sur Londres en un jour un poids de bombes supérieur à celui reçu pendant toute la Grande guerre, et de renouveler un bombardement de cette importance à de nombreuses reprises et à intervalles rapprochés »[28].
De même, « Il n’est pas de démonstration plus convaincante de la menace constituée par les sous-marins dans une guerre future que le fait que l’Allemagne, avec aussi peu de navires de ce type et malgré [le handicap de sa position géographique imposant à ses sous-marins de traverser une zone minée et étroitement surveillée], a coulé 8 500 000 tonnes de navires et à été sur le point d’empêcher de battre le cœur de l’Angleterre. Combien plus favorable est la position géographique de la France, la principale puissance sous-marine dans le proche avenir. Ses bases de l’Atlantique font directement face aux approches maritimes des iles britanniques –dans une position idéale pour bloquer par l’action de sous-marins les artères maritimes sur lesquelles repose la vie de l’Angleterre »[29]. De même, « considérons la position de Toulon et des bases navales françaises d’Afrique du Nord, nous notons comment le rayon d’attaque des sous-marins coupe la longue ligne de communication britannique ».
Est-il besoin de noter que, dans les articles biographiques sur Liddell Hart, on ne trouve aucune trace de ce premier ouvrage, écrit un an après qu’il ait quitté l’armée, officiellement pour raison de santé, mais aussi, laissait-il entendre, parce que « la hiérarchie militaire rigide trouvait que son esprit aventureux n’était pas suffisamment convenable »[30].
Pourtant, loin d’être un propos isolé, ce texte de Liddell Hart reprenait, pratiquement mot pour mot, l’avis qu’exprimait le CID deux ans auparavant. « A l’avenir, une situation très dangereuse peut survenir si la France est forte à la fois sur mer, sur terre et dans les airs, alors que la Grande-Bretagne est faible sur tous les plans. S’il en était ainsi, l’Empire n’existerait que par la bonne volonté de son voisin- une situation qui n’a pas été tolérée dans le passé et ne peut pas être tolérée à l’avenir »[31].
Nous voyons ainsi formulée une autre pomme de discorde : la mauvaise humeur britannique à l’égard de la flotte sous-marine française avait même précédé la perception d’une éventuelle menace aérienne. Pour Rémi Monaque, à la conférence de Washington, « la seule concession obtenue par la France a été d’éviter l’interdiction de l’emploi du sous-marin qu’aurait voulu édicter la Grande-Bretagne pour se prémunir du plus grand danger qu’elle ait couru pendant la Grande Guerre »[32]. D’ailleurs, la position française sur les sous-marins « avait renforcé les soupçons anglais à l’égard du militarisme et de l’impérialisme français »[33]. Lloyd Georges s’offusquait en effet du refus de la France d’accepter une limitation en ce domaine, allant jusqu’à dire qu’elle mettait ainsi en danger la paix européenne[34]. Il faut dire que la priorité donnée aux sous-marins dans le rééquipement de la flotte française peut conduire à s’interroger. Dans un paragraphe consacré à « une flotte de sous-marins démesurée », matériels d’une qualité d’ailleurs discutable, Etienne Taillemitte note que Darlan écrivait le 9mars 1930 : « nous avons trop de sous-marins, pas assez de bâtiments légers et de porte-avions »[35].
Lord Curzon, Foreign Secretary d’octobre 1919 à février 1924, ne mâchait pas ses mots pour dénoncer une menace française, définie comme globale et non seulement aérienne, pesant sinon sur la sécurité, du moins sur l’influence de l’Empire britannique dans le monde: « dans une certaine mesure, l’actuelle puissance militaire énorme de la France lui permet de se comporter en dictateur à l’égard des autres pays européens. Ceci explique pourquoi la Belgique, la petite Entente [pays d’Europe centrale alliés à la France] sont constamment obligés d’aligner leur politique sur les injonctions françaises. Ce pays [le Royaume-Uni] n’est pas pour le moment affecté au même degré, par ce que nous n’avons pas d’ambitions militaires sur le continent ; mais laisser à la France une suprématie aérienne et une force sous-marine en accroissement, [lui permettrait] de dicter sa politique au monde entier[…] Il est impossible pour [le Royaume Uni] d’accepter une situation qui lui interdirait d’envisager même la moindre possibilité d’une guerre, par ce que nous saurions que nous y serions battus »[36].
On peut aujourd’hui relever que la perception d’une menace française sur l’Angleterre était partagée par le célèbre philosophe allemand Oswald Spengler qui considérait l’occupation de la Ruhr comme un premier pas vers une attaque de l’Angleterre, préparant l’installation de bases de sous-marins et de bombardiers menaçant la côte orientale britannique. Selon Spengler: « il y a quelques semaines, la Vie Maritime, organe nationaliste de la Marine française, demandait l’occupation de Brème et de Hambourg. Ceci rappelle les plans de Napoléon après 1803, et le Duché de Berg, nouvellement créé à l’époque, correspondait à la Ruhr [d’aujourd’hui] »[37]
En tout état de cause, le livre « ‘Paris, or the Future of War’, a eu un impact immédiat et influent. Liddell Hart considére avec raison que son travail ‘collait aux vues que développait l’état-major de la RAF sur le sujet de l’Air Power’. Sir Hugh Trenchard prit d’ailleurs soin que ce livre soit largement lu par les officiers de la RAF et les responsables des autres armes. Le ministre de l’Air, Sir Samuel Hoare, était aussi un lecteur et un ‘croyant’ »[38] qui s’inquiétait en ces termes : « les relations entre l’Angleterre et la France sont aussi amicales que possible. L’Allemagne est complétement démunie d’aviation. Pourtant, la France continue d’entretenir une aviation plus prédominante que ne l’était sa puissance militaire sous Napoléon ou Louis XIV. Avons-nous raison de rester des années durant dans une telle infériorité numérique ? »[39]. Même si « la France ne doit pas être considérée comme un ennemi possible, dans l’intérêt national, la prudence exige une situation militaire plus équilibrée »[40].
Winston Churchill, parmi d’autres, était gêné à l’idée de considérer l’allié français de la Première Guerre mondiale comme une menace possible et se préoccupait de la réaction que pourraient avoir les Français s’ils l’apprenaient. Il devait pourtant concéder lui-même [en octobre 1921] que « si les politiques des deux pays continuaient à diverger, le problème de défendre le Royaume Uni contre la France pouvait devenir une réalité »[41].
Malgré la détente intervenue dans les relations bilatérales à partir de 1925, dans le contexte du Pacte de Locarno, le thème de la menace française devait persister. En 1933 encore, selon un rapport d’exercice du 13 mars, le chef des unités de bombardement de l’ADGB-Air Defence of Great Britain– « voulait attaquer Paris en cas de guerre, parce que c’était le cœur de la volonté française [de résistance] et de l’industrie aéronautique »[42].
Ce n’est pas avant février 1934 que le Defense Requirement Sub-committee actait que « l’Allemagne devait être considérée comme l’ultimate potential enemy’ contre lequel les plans de défense à long terme devaient être établis »[43], ce qui mettait fin, en principe, au processus de planification militaire dirigé contre la France.
Un impact persistant sur les programmes de la Royal Air Force
Comme nous l’avons relevé à propos des ouvrages de G. Baughen et C. Sinnott, la thématique d’une menace française devait continuer à imprégner tant la réflexion stratégique de la RAF que ses programmes d’équipement. Elle ne semble pas avoir disparue en 1932, quand le Premier ministre Baldwin tient à la Chambre des Communes ses propos célèbres : « Je pense qu’il est bon pour l’homme de la rue de réaliser qu’aucune puissance de ce monde ne peut lui éviter d’être bombardé. Quoiqu’on puisse lui dire, le bombardier passera toujours »[44]. Cette année là encore, l’Air Ministry estimait que l’armée de l’Air française pouvait en une semaine de bombardement tuer 6375 civils anglais et en blesser 12 376[45].
« Au début des années 1930, jusqu’à ce que l’Allemagne apparaisse comme une menace pour l’Angleterre, l’état-major de la RAF continuait de demander des bombardiers adaptés à une guerre contre la France », la distance à Paris étant prise comme référence pour la détermination de l’autonomie requise[46]. Si « dans les années 30, les bombardiers monomoteurs perdent la préférence dont ils étaient l’objet », il s’agit d’une « tendance renforcée par la reconnaissance de l’Allemagne, plutôt que de la France, comme ennemi à considérer dans les plans de défense »[47].
On doit aussi noter la continuité des plans de défense aérienne du Royaume-Uni, à partir du dispositif défini en 1923 par la commission Steel-Bartholomew. Le Group Captain Steel de la RAF et le colonel Bartholomew de l’Army conçoivent d’abord un dispositif doté de neuf squadrons de chasseurs.
Le dispositif reproduit ci-dessus comporte un certain nombre de secteurs, à couvrir par des escadrilles de chasseau au fur et à mesure de leur disponibilité. La zone hachurée centrale représente le secteur de vulnérabilité maximale, où la défense doit combiner l’action de la chasse et de la DCA. Le dispositif est clairement orienté pour répondre à une menace venant du sud, ou du sud-ouest, et donc des côtes françaises. On remarque aussi l’importance accordée à une ceinture de détection, constituée conformément aux possibilités techniques de l’époque, par une chaîne de détecteurs au son[48].
L’ADGB-Air Defence of Great Britain – commandement institué en 1926, n’est pas doté exclusivement de chasseurs, comme l’histoire de 1940 pourrait le suggérer. Conformément à la ‘doctrine Trenchard’ qui privilégie le bombardement comme meilleur moyen de protection, il doit comprendre 35 squadrons de bombardement et seulement 17 de chasse[49], une proportion qui devait être érigée au rang de principe par la RAF[50].
Le Plan de défense Steel-Bartholomew est actualisé dans le cadre d’un programme de développement, adopté le 20 juin 1923 en vue de porter les forces aériennes métropolitaines à 52 squadrons.
Le renforcement prévu de la RAF se traduit d’une part par l’extension des secteurs défensifs, couvrant en partie les approches est de l’Angleterre, et d’autre part, par l’organisation de trois zones de déploiement de groupes de bombardiers, qui restent disposés en vue d’une action prioritaire contre la France.
Prévu initialement pour être complété en1928, le Plan des 52 squadrons verra sa réalisation très retardée. « Quand la ‘menace française’ s’estompa dans le contexte du Traité de Locarno, la pression du Trésor pour imposer des économies s’accentua »[51], le programme de renforcement de la RAF perdait son caractère d’urgence et « le plan prévoyant 52 escadrilles fût renvoyé aux calendes grecques »[52].[
Le climat des discussions sur le désarmement allait perpétuer ce ralentissement. Il faudra attendre la perception d’une menace, autrement réelle, de l’Allemagne hitlérienne, pour voir se réaliser un dispositif initialement pensé pour une guerre contre la France.
Comme pourra l’écrire W. Boyne en 2003, « un résultat heureux de cette évaluation erronée d’une menace française devait être l’installation de bases de chasseurs dans le sud-est de l’Angleterre. Elles allaient être vitales durant la Deuxième Guerre mondiale, contre un autre ennemi »[53].
Et si…
On n’imagine guère de situation contrefactuelle qui aurait pu conduire à un conflit ouvert entre la France et la Grande Bretagne dans les années 1920.En sens inverse, aussi souhaitable pour la paix du monde qu’aurait pu être une collaboration, fût-elle de raison plus que de cœur, entre les deux vainqueurs de 1918, les divergences étaient trop profondes pour qu’elle fût envisageable.
Le véritable point de bifurcation devrait être recherché outre-Atlantique, dans les couloirs du Sénat. Écrire le scénario contrefactuel qui aurait pu résulter d’une implication américaine dans la mise en application du Traité de Versailles est un exercice aussi passionnant que difficile, et dans lequel nous ne nous aventurerons pas. Notons seulement qu’il ne laisserait probablement pas place à une planification militaire britannique contre la France.
Notes et références
[1] Dans le livre de Végèce, la formulation originale de cette expression bien connue est la suivante : Igitur qui desiderat pacem, praeparet bellum;
[2] G. Baughen, The Rise of the Bomber, RAF-Army Planning 1919 to Munich 1938, en 2016, ainsi que C. Sinnott, The RAF and Aircraft Design, 1923-1939, en 2003.
[3] Cf. inter alia, G.C. Peden, Arms, Economics and British Strategy, p. 98.
[4] R. Higham, Armed Forces in Peacetime, pp. 103, 123. L’expression sera parfois reprise en France pour désigner de semblables comités, institués notamment par Reynaud en 1938 et Daladier en 1947.
[5] R. Higham, Armed Forces in Peacetime, p. 147.
[6] J. Ferris, Catching the Wave, in : The Fog of Peace and War Planning, p. 160.
[7] J. Doise et M. Vaïsse, Diplomatie et outil militaire, Politique étrangère de la France 1871-2015, p. 333.
[8] Dans leur ouvrage: L’aviation française de bombardement et de renseignement (1918/1940), p. 38.
[9] Ibid., p.43.
[10] Ibid. p. 40.
[11] P. Jackson, British Power and French Security, in Neilson (ed) The British Way in Warfare, p. 108.
[11] Cf. aussi B. Powers, Strategy without Slide-Rule, British Air Strategy 1914-1939 p. 184 ; J.Ferris, The Theory of a French ‘Air menace’, p. 67.
[12] A. Boyle, op. cité, p. 430, J. Ferris, The Theory of a ‘French Air Menace’, in The Journal of Strategic Studies, vol.10, march 1987, p. 67 ;
[13] Ferris, op. cité, p.34.
[14] Archives Air, 13 décembre 1921, citées par Baughen ibid, p. 35.
[15] Baughen, art. cité, p. 35.
[16] Powers, Strategy …, p. 122.
[17] Note du 23 novembre 1921, citée par Ferris, art. cité, p.37 ; cf. aussi Powers, op. cité, p. 129.
[18] Cité inter alia par Liddell Hart, Paris, p. 14. Nous n’avons pas retrouvé l’original de ces phrases de Foch.
[19] Cf. parmi de multiples références : Group Captain MacNeece Foster : Air Power and its Applications, The RUSI Journal, Feb.1 1928, p. 251 ; aussi, Peden, Arms, Economics and British Strategy, p. 109.
[20] Powers, op. cité, p. 116.
[21] B. Collier, The Defence of the United Kingdom, p. 13.
[22] A.Boyle, Trenchard, p. 468.
[23] Powers, op. cité, p. 184.
[24] Cf. R. Pape, Bombing to Win: Air Power and Coercition in War, p. 61; Ferris, Catching the Wave, p. 168.
[25] Dans sa préface à l’ouvrage fleuve : Histoire de la Seconde Guerre Mondiale, p. V.
[26] Paris or the Future of War, New York, 1925
[27] Op. cité, p. 62.
[28] Liddell Hart, ibid. pp. 38-39.
[29] Ibid, pp.59-60.
[30] Cf. B. Powers, op. cité, p. 127.
[31] PV du CID, 23 novembre 1921, cité par Ferris, art. cité,p. 80.
[32] Cf. Une histoire de la marine de guerre française, p.394.
[33] Jackson, British Power and French Security, op. cité, p. 111.
[34] B. Powers, Strategy without Slide-Rule, p. 184.
[35] Cf. Histoire ignorée de la Marine française, p. 417.
[36] Propos du 16 mai 1923, cités par Ferris, The Theory…, art. cité, p. 67.
[37] Spengler Letters,1913-1936, p. 121
[38] Powers, op. cité, p. 129.
[39] J. Ferris, The Theory…, p. 76
[40] Powers, op. cité, p. 144.
[41] Archives du cabinet, octobre 1921, citées par Baughen, p.35.
[42] Cité par J. Ferris, Catching the Wave, in : The Fog of Peace and War Planning, p. 168.
[43] G.C. Peden, Arms, Economics and British Strategy, p. 101.
[44] Intervention du 10 novembre 1932, citée par M. Smith, British Air Strategy, p. 114.
[45] Cf. M. Smith, ibid., p. 115.
[46] Sinnott, op. cité, p.134.
[47] Sinnott, op. cité, p.153.
[48] Ancêtre donc de la Chain Home, ceinture radar en service en 1939-1940.
[49]Baughen, op. cité,p. 43.
[50] M. Smith, The RAF and Counter-force Strategy before World War II, The RUSI Journal, June 1976, p. 71.
[51] T. D. Biddle, Rhethoric and Reality in Air Warfare, p. 86.
[52] Sir Samuel Hoare, Neuf années…, p. 74.
[53] W. Boyne, The Influence of Air Power upon History, p.132.
Excellent article.
Il me semble que la mise au point du Blackburn Cubaroo, entre 1923 et 1927, pouvait jouer aussi un rôle pour obtenir que la Royal Navy soit un peu plus ouverte face à la RAF.
A ce que je sais, le Cubaroo répondait à un programme de l’Air Ministry d’avion capable de porter à 800 km une torpille de 533mm et pesant de l’ordre de 1300 kg. C’était un beau monstre, biplan de plus de 8 tonnes monomoteur de 1000 cv, soit une puissance unitaire exceptionnelle pour l’époque. Il a été abandonné quand la RAF, semble-t-il avec l’accord de la Navy, a considéré que des torpilles de 800 kg suffisaient. Votre question suggère t’elle que la mise au point du Cubaroo a été abandonnée contre l’avis de la Navy?
J’avoue ne pas avoir d’élément dans ce sens.
Le Cubaroo, associé à sa torpille de 21″ (dont la masse était de ~1 500 kg), était théoriquement apte à couler la plupart des navires de lignes existants, y compris les cuirassés.
Pour goûter le sel de la chose, la torpille Mk II qui semble avoir été employée parcourait 3 500 m à 35 kts et 5 000 m à 30 kts.
Placer des Cubaroo sur diverses bases Britanniques pouvait donc être un moyen intéressant de conférer une capacité d’interdiction navale essentielle à la RAF : Celle de protéger les communications de l’Empire de sa très gracieuse Majesté.
Cela obligeait les décideurs politiques et militaires à se poser une question intéressante
Aurait-il été vraiment nécessaire de construire autant de lourds (et ruineux) cuirassés ?
Mon commentaire va dans le sens de votre article : Mr. Trenchard agitait le risque d’un conflit avec la France, mais en réalité, il voulait arracher un peu du gros gâteau de la RN pour alimenter la RAF.
Maintenant, pour la conclusion de W. Boyne sur l’utilité des bases de chasseurs Britanniques en été et Automne 1940 ((et la suite), je me demande si les services de l’Abwehr n’auraient pas eu vent de cette préparation Britannique et si, en fait, ils n’avaient joué exactement le jeu que Trenchard imaginait que nous pouvions jouer.
Maintenant, connaissant Mr. Aristide Briand, comment les décideurs Anglais ont-ils pu accorder la moindre once de crédibilité à un scénario aussi abracadabrantesque ? Il était l’absolu contraire de Napoléon Bonaparte.
Excellente discussion. Cette affaire anti française doit en étonner plus d’un en France (mais pas les marins).
Mais cela a duré bien plus longtemps qu’on pourrait le penser.
Ainsi les officiers français en poste à Londres étaient regulieremenet « baladés » sur des sites complètement obsolètes et en rendaient compte au point qu’à l’EM certains s’inquiétaient de ces visibles faiblesses. D’aucun se félicitaient même de la bonne tenue de nos forces en comparaison !
Mais quelles découvertes lorsqu’enfin on nous a ouvert les yeux… Par ex, pour la London Air Defence Area (LADA) les salles de filtrage antiaériennes et la Chain Home furent une tardive révélation en avril 1939… Et l’ami Churchill disait « On a, Dieu merci, Gamelin avec nous » !
Merci de votre commentaire.
On dit que c’est l’opposition anglaise qui a évité que nous construisions une série des Surcoufs. Une opposition finalement avantageuse, si l’on en juge par une rapport cout/efficacité bien décevant.