Une guerre des boutons avant la vraie guerre: la saga de l’aviation d’artillerie avant 1940-1er épisode, à l’origine d’une revendication

De tous les griefs adressés par l’Armée de Terre à l’Armée de l’Air au terme de l’étrange défaite, le plus sévère concerne le refus persistant opposé à la création d’une aviation d’Artillerie autonome : « Les dirigeants du Ministère de l’Air prétendent qu’il nous aurait été impossible d’employer [de petits avions d’observation pour des réglages d’artillerie]. Les Allemands ont fait la preuve qu’on pouvait les employer à condition d’avoir la maitrise de l’air. La seule conclusion qu’on puisse tirer de la bataille de Mai-Juin 1940 c’est que depuis 1918 la situation avait été renversée au profit de l’Allemagne et cela grâce à l’impéritie du Ministère de l’Air »[1]: ces propos tenus par Abel Verdurand, cadre d’Air France et colonel de réserve dans l’Armée de l’Air, entendu lors de l’instruction du Procès de Riom, en janvier 1941, constituent  l’expression d’un ressentiment profond, largement partagé parmi les responsables de l’artillerie française.

L’organisation de l’aviation d’observation au profit des forces terrestres, en particulier pour les missions d’artillerie avait en effet fait l’objet d’un affrontement, véritable guerre des boutons, entre l’état-major de l’Armée et l’Armée de l’Air. Usant d’arguments de valeur inégale, mais surtout d’inertie, l’Armée de l’Air devait gagner ce combat fratricide, dont l’adversaire de 1940  s’est trouvé finalement le principal bénéficiaire.

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Bien mal connue, cette saga  de l’aviation d’artillerie participe pourtant des facteurs expliquant l’incapacité de l’armée française à exploiter l’un de ses atouts, la supériorité de son artillerie, certes bien érodée depuis 1918, mais subsistant encore en 1940.  Elle mérite à ce titre de retenir l’attention; elle nous conduira également au cœur d’une lutte institutionnelle entre deux services, réputés appartenir pourtant à une même armée française.

L’héritage dilapidé de la Grande Guerre

L’artillerie ne pouvait tenir son rôle dominant dans les combats de la Grande Guerre sans les yeux que lui prêtait l’aviation. Lors de leur offensive de Verdun, pour aveugler l’artillerie française, les Allemands recherchent -et obtiennent- la suprématie aérienne locale. La chasse française devra mener une longue lutte pour reconquérir une liberté d’action pour les escadrilles d’observation. Sur la Somme, « tirant les leçons de Verdun et dotés des nouveaux Nieuport nos chasseurs dominaient totalement le ciel »[2].

Le Farman 40, un balcon volant idéal pour l’observation, source: French_Aircraft_of_the_First_World_War

A l’armistice, les 3427 avions français en ligne équipent 258 escadrilles, dont la moitié -126- d’observation contre 80 de combat et 52 de bombardement. De ce total, 27 unités, plus spécifiquement qualifiées d’escadrilles d’artillerie, sont affectées à des régiments d’artillerie lourde tractée ou à grande portée.  Les missions d’artillerie courante relèvent de 84 escadrilles d’observation, affectées à raison de 2 ou 3 par corps d’armée[3].

Dans la réorganisation d’après-guerre, l’aviation d’observation devait encore comprendre 76 escadrilles sur 115, contre 21 de bombardement et 18 de chasse. Elle devait perdre progressivement cette prééminence numérique, ce qui suscitera l’inquiétude du général Estienne, père des chars, mais aussi, fait moins connu, promoteur d’une aviation d’artillerie dès 1911. A cette époque, écrivait-il  en 1933: « Ce n’étaient pas des canons lourds, mais des avions légers que nous réclamions à grand cri d’aveugle. Avec des avions nous appartenant aussi directement que nos yeux et nos jumelles, nous aurions obligé l’envahisseur  à se terrer beaucoup plus tôt, malgré ses canons lourds qui -on l’oublie parfois- ne lui ont pas donné la victoire […] En guerre de mouvement, un avion vaut souvent mieux que dix canons, et je déplore que l’aviation d’artillerie de campagne soit aussi inexistante aujourd’hui qu’en 1914 »[4].

Malgré sa véhémence, l’avis du général Estienne ne devait guère être entendu, pour la création d’une aviation d’artillerie moins encore que pour la constitution d’unités cuirassées.

L’observation d’artillerie, au risque des nouvelles orientations de l’Armée de l’Air

Le Plan I de 1934 prévoyait un équilibre quasi complet entre les spécialités, avec 310 avions de renseignement, pour 350 de chasse et autant de bombardement. Ce recul quantitatif, affectant l’aviation d’observation, devait surtout se doubler d’une évolution technique et tactique éloignant les avions de renseignement des besoins immédiats de l’armée de terre.

Dans leur « Histoire de l’Aviation militaire française », les généraux Christienne et Lissarague ont pu écrire que c’est à tort que les fameux BCR -pour avions de Bombardement, Combat et Reconnaissance- étaient  qualifiés de multiplaces de combat. Pour le général Denain, qui a imposé ce type d’appareil contesté: « Son rôle est de permettre aux unités dites de renseignement, les plus nombreuses de l’armée de l’Air, de renforcer l’aviation lourde, si les circonstances l’exigent impérieusement, tout en remplissant mieux leurs missions propres »[5]. En conséquence, relève l’état-major de l’Armée, « en 1935, l’Air a abandonné le biplace de coopération (Breguet, Potez, Mureaux) pour le multiplace (type Potez 540) »[6].

Le général Denain, ministre de l’Air, avec le maréchal Pétain, en 1934, source: Gallica

On comprend que l’état-major de l’Armée ait vu dans cette évolution un véritable détournement de l’aviation de coopération, dont la vocation était d’intervenir directement au profit des unités terrestres, ce qui avait suscité l’ire du général Weygand, écrivant dès 1933 : «  les conceptions du ministre de l’Air sur la lutte aérienne, l’organisation des forces aériennes, les réductions éventuelles à effectuer sur l’aviation de renseignement soulèvent les plus sérieuses réserves », ajoutant par ailleurs « si le département de l’air s’engageait par ailleurs dans la voie indiquée par le plan d’armement, il serait indispensable que le département de la Guerre organise, par ses propres moyens, l’aviation de coopération nécessaire organiquement à ses grandes unités »[7].

Les exercices d’observation conduits en 1936, avec l’ébauche de la 1ère DLM sont révélateurs et anticipent du débat qui va suivre. Cette grande unité est dotée statutairement d’une escadrille de 5 Potez 540, bimoteur correspondant au programme BCR de multiplace polyvalent. Il apparait aux yeux du rapporteur que des missions de renseignement au profit de la DLM, cet appareil n’est adapté qu’à la seule mission dite de ‘découverte aérienne éloignée’, mais trop lourd et insuffisamment maniable pour les autres missions : découverte rapprochée, accompagnement au combat, observation d’artillerie[8]. Face à l’orientation prise par l’Armée de l’Air, « il est indispensable que la Guerre fixe nettement le but à atteindre pour un matériel travaillant à son profit, en vue de missions bien déterminées de reconnaissance, observation , photographie, contrôle et règlement de tirs, accompagnement d’infanterie, et, accessoirement, de bombardement restreint ». La conclusion du rapport de l’EMA est remarquable par l’expression du principe selon lequel l’aviation de coopération est normalement à la disposition de l’Armée, qui consent à la prêter à l’Air au début d’un conflit éventuel : « La Guerre met à la disposition de l’Air un certain nombre d’escadrilles de l’aviation de coopération pour participer à la lutte aérienne, sous la haute direction du Commandant en chef des Forces Aériennes. Cette idée légitime en soi, ne peut cependant avoir comme conséquence la fabrication d’un matériel plus apte au bombardement qu’à la coopération »[9].

Le Potez540, un BCR bien mal adapté à l’observation, source site passionair1940

Consciente de l’inadaptation des BCR aux missions d’observation, la Direction des Constructions Aériennes, avec l’accord de l’EMAA, avait lancé le 7 décembre 1936 un programme A19 pour la conception de prototypes de triplaces T3, dits « de corps d’armée et de travail ». En tout état de cause, il faudrait des années pour que ce programme de T3, sur lequel nous reviendrons, débouche sur une production en série permettant le rééquipement des escadrilles d’observation.

Le 17 mars 1937, l’EMA était d’avis que « la gravité de la situation réside dans l’inaptitude de plus de la moitié des escadrilles actives, encore affectées à des corps d’armée ou à des divisions de cavalerie, à remplir des missions d’observation, du fait de leur constitution nouvelle en appareils multiplaces de bombardement »[10]. C’est dans ce contexte que l’autogire va un moment paraitre combler l’attente des artilleurs.

L’autogire : espoirs et premières déceptions

Lorsqu’apparaissent, à partir de 1923, les autogires de La Cierva, ils suscitent l’intérêt de nombreux pays. En France, c’est la Maison Lioré et Olivier qui en acquiert la licence en janvier 1932. En novembre 1934, le général Tribout, chargé par le maréchal Pétain, alors ministre de la Guerre, de rendre compte d’essais menés à Mourmelon, en dresse un rapport enthousiaste, qui formule bien les raisons de l’intérêt que l’artillerie va porter à l’autogire[11] : « Trois propriétés me semblent caractériser ces appareils :

1°/ L’observateur de l’autogire peut saisir un objectif soit à vue directe, soit à la jumelle et le conserver sans fatigue, dans son champ visuel pendant une dizaine de minutes. En même temps, l’appareil peut rester presque sur place et conserver la liaison par téléphonie sans fil avec un poste récepteur, dont il s’éloigne peu.

2°/L’autogire, capable d’atterrir presque partout, trouve toujours un terrain favorable d’atterrissage au voisinage du PC de l’autorité qui l’emploie ; capable de s’élever très rapidement et de se poser plus rapidement encore, l’appareil pourra en quelques minutes remplir sa fonction d’observatoire aérien. Le passager peut, par conséquent, avoir des contacts fréquents avec le chef et remplir d’une façon presque immédiate les missions d’observation que celui-ci voudra lui confier.

3°/ L’autogire est susceptible de changer très rapidement de vitesse horizontale, de direction et surtout de hauteur. Cela lui permettra d’échapper assez facilement, du moins pendant un temps, aux coups de la DCA, dont toute la technique de tir repose sur l’hypothèse de l’avion futur [i.e. la trajectoire anticipée] ».

En conséquence, poursuit le général, « l’appareil est à même de remplir les missions d’artillerie actuellement confiées à l’aéroplane et au ballon.[…] Il parait certain que les missions d’artillerie seront mieux et plus aisément remplies par l’autogire que par un avion ordinaire, du moins dans les limites et distances imposées par sa propre sécurité. Avec l’autogire, […] le chef et l’observateur pourront causer, se mettre d’accord, jusqu’au moment de l’envol ».

L’ouvrage de référence sur les autogires français

Cet avis favorable est suivi d’effet et, dès avril 1935, est passée une première commande de 25 exemplaires, en principe livrables avant la fin de l’année. Livrés en fait dans le courant de l’année 1936, ces appareils devaient servir d’abord à l’entrainement, puis à l’équipement d’un certain nombre de sections rattachées à des GAR –groupes aériens Régionaux. Dans le Plan Quinquennal de 1936, il était prévu que l’aviation d’observation comporte notamment 30 sections de 3 autogires Léo C30, à constituer progressivement jusqu’en 1941[12].

Aux manœuvres du camp de Mailly à l’automne 1936, les autogires devaient « enchanter les officiers d’artillerie »[13]. En service, les appareils livrés font preuve d’un faible taux de disponibilité, ce qui ne permet guère d’en approfondir les conditions d’utilisation. Cette faible disponibilité contribue sans doute à faire naître un ressentiment de l’Artillerie à l’égard de l’Armée de l’Air, accusée de ne guère faire d’effort pour y remédier. Elle conduit aussi à un certain désenchantement à l’égard de ces matériels au moment où la revendication d’une aviation propre à l’artillerie va prendre corps. 

1937 : Première revendication de l’Artillerie, l’Air bienveillant…

Un « Historique sommaire des correspondances échangées depuis le 15 avril 1937 au sujet de l’observation aérienne pour l’artillerie» présente ainsi la première étape du débat entre les armées de Terre et de l’Air: « Le 15 avril 1937, le général Condé, inspecteur général de l’Artillerie, attirait l’attention du général chef d’Etat-Major général de l’Armée sur l’insuffisance des moyens d’observation aériens, et demandait la création de Sections spécialisées pour l’observation de l’Artillerie. Il suggérait la création en temps de paix d’un petit nombre de ces sections qui donneraient naissance à la mobilisation à une section pour chaque artillerie de corps d’armée ou divisionnaire »[14]. Parmi les arguments développés: le nombre de projectiles de 155 mm nécessaires à la destruction d’une batterie varie de 2400 coups, avec rendement incertain, en l’absence d’observation aérienne, à 300 coups si le tir est réglé par avion. L’économie réalisée pour une seule destruction s’élève donc à 800 000 francs, soit le prix d’un avion de faible puissance.

Comme matériel, Condé suggérait l’emploi d’avions légers, genre avions de tourisme spécialement équipés, qui n’auraient pas à franchir les lignes. Par ailleurs, il mettait en regard le cout limité de tels équipements par rapport à celui des mases de munitions dépensés pour une seule offensive de 1918.

Le général Mouchard, Inspecteur général des Forces Aériennes des Théâtres d’opérations terrestres et des Réserves de l’Air, formule rapidement une réponse plutôt compréhensive à la revendication de l’Artillerie, reconnaissant que : « il n’est pas douteux que, du fait de l’impossibilité de créer actuellement les sections d’autogyres, faute de matériels, les moyens d’observation d’un GAR seraient insuffisants pour satisfaire aux diverses missions d’un CA, même en situation normale »[15]. Toutefois, il estime que « la réalisation de l’avion demandé dans l’étude communiquée [par Condé] peut sans doute être entreprise, mais elle se heurte aux objections suivantes:

-l’aménagement d’avions de tourisme pour un tel service exigerait des transformations beaucoup trop importantes ;

-la réalisation d’un avion nouveau, de type spécial, exigera du temps et entrainera les inconvénients inhérents à l’apparition de tout type d’avion nouveau. Or les avions qui étaient en usage dans les escadrilles d’observation antérieurement au matériel actuel seraient capables ‘assurer le travail demandé dans des conditions bien supérieures à celles envisagées par elle, sauf en e qui concerne les conditions d’atterrissage. Mais il y a lieu de remarquer que les avions estafettes permettent de combler cette lacune ».

A titre de solution immédiate, Mouchard propose donc, « tout en poursuivant l’étude et ultérieurement l’expérimentation d’un avion du type demandé, parallèlement à celle des autogyres, de remplacer dès maintenant les sections d’autogyres dont la constitution ne sera pas réalisable avant une période indéterminée par des sections composés d’un nombre équivalent d’avions d’ancien type comme le Potez 25 ».

 L’état-major de l’Armée, reprenant largement l’argumentaire de Mouchard, devait se rallier à cette solution[16].

Le Potez 25, un expédient bien dépassé, source: site avionslégendaires

Le 4 octobre, le ministre Pierre Cot lui-même, fait part de son accord à Daladier, ministre de la Défense Nationale et de la Guerre: « J’estime que, dans ces conditions, l’existence d’une aviation spécialisée dans l’observation des tirs d’artillerie s’impose. En ce qui me concerne, je suis prêt à en étudier dès maintenant l’organisation à frais commun sur les bases suivantes :

– le matériel devant être adapté à cette mission particulière vous appartiendrait ; les types en seraient choisis par vous, selon un programme dont j’assurerais la réalisation technique, les crédits nécessaires me seraient délégués par vos soins, étant donné qu’ils pourraient être prélevés sur les crédits actuellement prévus pour la constitution des stocks de munitions »[17]. L’Artillerie fournirait les commandants d’avions, les observateurs et le personnel non spécialisé; l’Air fournirait les commandants de formation ainsi que le personnel technique (pilotes, mécaniciens, etc…). Enfin, « les formations seraient constituées dans le cadre technique et aérien des Commandements de l’Air régionaux; elles seraient mises pour l’emploi à la disposition permanente de l’Artillerie. En temps de Guerre, cette subordination directe et permanente serait maintenue, dans le cadre technique et aérien des Commandements de l’Air de Corps d’Armée et d’Armées terrestres ».

Choisi en 1931 comme avion d’observation, le Breguet 27 sera encore en service en 1939, source: J. Moulin, via le site aviafrance.

Cette proposition, ou du moins la modalité de financement envisagée par prélèvement sur les crédits de munitions, devait soulever la protestation du colonel en charge de la Section de l’Armement et des études technique à l’EMA faisant valoir que « la situation des stocks de munitions est encore trop déficitaire pour qu’il soit possible d’envisager une telle mesure avant de nombreuses années »[18]. En tout état de cause, même si Cot renouvelle sa déclaration de bonne volonté devant l’assemblée nationale en Décembre, il n’aura pas le temps de concrétiser son accord de principe.

Suite à l’acceptation ainsi formulée par le ministre de l’Air, la Direction de l’Artillerie propose un premier projet d’organisation, que l’inspecteur de l’arme trouve trop modeste[19].

Dans le projet minimal de la Direction de l’Artillerie, chaque corps d’armée doit disposer d’une section de 3 appareils, tandis que d’autres sections, au moins une par armée, sont prévues pour les groupes de réserve générale d’artillerie. A raison de 21 sections de CA et 9 de RGA, le dispositif se limiterait donc à 90 appareils, qui pourraient au départ être des appareils déclassés par l’Armée de l’Air, puis des avions neufs pour un cout total évalué à 72 millions. Condé prévoit pour sa part un dispositif plus étoffé, comportant une section par division. Finalement, pour le général Picquendar, directeur de l’Artillerie, « il semble prudent d’envisager deux types de sections d’aviation d’Artillerie: -un premier type doté d’avions de moyenne puissance pour les CA (et les DI) _ un 2e type d’avions susceptibles de contrôler les tirs de l’artillerie d’armée (ou de RGA)». Dans ce cas, « si le principe de ne pas faire appel à l’Armée de l’Air est adopté […] pour le contrôle des tirs de l’artillerie lourde longue et de l’ALVF [Artillerie Lourde sur Voies Ferrées], il semblerait  indispensable que l’aviation d’artillerie soit dotée de quelques appareils de plus grande vitesse et de plus grand rayon d’action ».

Dans ces projets, on ne trouve pas évoqué un service spécifique dont l’objet était pourtant de répondre aux besoins d’observation de l’Artillerie, les sections d’aérostation qui figuraient à l’effectif de l’aviation.

L’aérostation d’observation : un attachement anachronique  

Fait peu connu, l’aérostation a survécu jusqu’au terme de la campagne de 1940. Elle est inscrite dans le chapitre « Renseignement » du « Règlement de manœuvre de l’Armée de l’Air » en Novembre 1939, qui stipule: « Les forces aériennes de renseignement comprennent de l’aviation et de l’aérostation »[20].

Avec l’avion et l’autogire, le ballon restait en piste comme observatoire d’artillerie. La Revue d’Artillerie, en Avril 1939, ouvre ses colonnes à un article qui, sous le titre interrogatif : « Avons-nous encore besoin de l’observation par ballon ? » est un véritable plaidoyer pour cet instrument d’observation dont les qualités, de permanence et de communication notamment, peuvent difficilement être égalées par l’avion, alors que sa sécurité peut encore être améliorée[21].  Aussi, l’auteur met-il en garde contre le risque de renouveler l’erreur de 1911, où l’on avait supprimé les compagnies d’aérostation, pour les rétablir dans l’urgence après quelques mois de guerre. L’argument principal est que le ballon est le seul moyen d’assurer la permanence de l’observation. Toutefois, cet avantage s’avérera illusoire au vu de la nécessité d’en protéger les missions: «Le ballon devra travailler au maximum pendant les heures où sa protection sera le mieux assurée […] Cette limitation d’emploi ôte au ballon le caractère permanent  qu’il avait autrefois»[22].

Stage d’aérostation à La Courtine 1938, source: site lesailesdelaterre

En avril 1939 également, le général Houdemon, inspecteur général de l’Aviation de renseignement, considérait que, seulement si l’autogire réalisait des progrès suffisants pour permettre son emploi comme observatoire d’artillerie, « les ballons pourraient être supprimés »[23], condition qui ne devait jamais être remplie.

Sans pouvoir nous attarder sur ce point, il convient de noter que les Forces Aériennes des corps d’armée comportaient encore leur section d’aérostation, avec matériels et personnels. Le Plan VI, adopté au printemps 1940 prévoit même de maintenir 49 compagnies d’aérostation d’observation, à coté de 60 compagnies d’aérostation de protection, mettant en œuvre des ballons de barrage[24]. Pour réduire la vulnérabilité des ballons d’observation, il était proposé « d’employer des ballons de dimensions réduites, n’emportant qu’un seul observateur, qui s’élèveraient à 200 mètres au maximum. Le treuil, d’un modèle réduit lui aussi, serait placé dans une voiture en service dans l’artillerie. Si on pouvait disposer d’hélium, à provenir d’Amérique, pour gonfler ces ballons, la sécurité serait absolue. Ce problème est à l’étude et sera soumis au général commandant en chef des Forces terrestres, lorsque l’étude technique sera terminée »[25]. L’expérience de la guerre devait confirmer l’anachronisme que représentait l’aérostation d’observation, pour laquelle fonctionnaient pourtant 10 centres de perfectionnement. Le 1er septembre 1939, le général Mouchard, alors commandant de la 1ère Armée aérienne, prescrivait : « la défense contre les attaques aériennes devra être chaque fois parfaitement organisée [sur chaque point d’ascension] avant la mise en place du ballon »[26]. Après la perte de quatre ballons incendiés entre le 15 septembre et le 10 novembre 1939[27], l’état-major devait considérer que l’aérostation n’était utilisable que de nuit.

Pendant la Drôle de guerre, encore, source: L’Air, mars 1940

Dans une instruction du 4 Décembre 1939, Vuillemin « estime que ce n’est pas le principe même du ballon qu’il faut incriminer, mais seulement le matériel actuellement en service »[28]. A côté de treuils rapides, on préconise pour la protection d’un ballon des moyens équivalents à ceux attribués à la défense d’un terrain. Pourtant, un exercice de défense du ballon, organisé le 16 Mars 40 par les Forces Aériennes de le 8ème armée devait  donner des résultats sans appel : malgré une concentration de moyens de protection exceptionnelle à l’aune des moyens français de l’époque (4 batteries de 75, 1 de 25, 14 mitrailleuses dont 6 de 20 mm), « le ballon est incendié après 45 minutes d’ascension à 500m par deux Me 109 qui attaquèrent en cabré, après une approche en vol rasant ». Après le 10 Mai, la contribution de l’aérostation a été nulle dans la guerre de mouvement, et limitée à des observations de nuit sur la Ligne Maginot. Les compagnies d’aérostation ont parfois apporté leur concours à la défense, notamment antiaérienne, de certains objectifs ou terrains.

Le Rapport sur les enseignements de la Guerre, rédigé en 1941 par la Commission G, conclut que « la vulnérabilité de plus en plus grande du ballon dans une guerre moderne a privé l’aérostation de sa qualité essentielle : la permanence de l’observation […] La protection de jour du ballon par la défense contre avions, réclame, pour être fructueuse, un tel luxe de moyens défensifs que les dépenses à consentir ne compensent pas les services que qu’on est en droit d’attendre de l’observation en nacelle »[29].

1938 : L’Armée de l’Air s’oppose à l’Aviation d’Artillerie

L’arrivée de Guy La Chambre, qui succède à Pierre Cot au ministère de l’Air le 8 janvier 1938 est l’occasion d’un renouvellement des responsables de l’Armée  de l’Air, Vuillemin succédant à Féquant comme chef d’état-major général le 22 février, tandis que Bouscat avait remplacé Jauneaud comme directeur du cabinet militaire. En même temps était intervenu une mesure qui, tout autant que les changements de personnes, a pu contribuer à un raidissement de l’Armée de l’Air : les décrets du 21 janvier 1938 renforcent les attributions transversales du ministre de la Guerre, qui devient ministre de la Défense nationale tout en conservant la responsabilité de l’Armée de Terre[30]. Dans le même temps, Gamelin, nommé chef d’état-major de la Défense Nationale, reçoit un pouvoir de coordination sur le commandant de l’armée de l’Air. Perçue comme une mise sous tutelle de l’Armée de l’Air et une remise en cause de son autonomie, cette mesure ne pouvait qu’inciter le haut-commandement aérien à une vigilance accrue dans ses relations avec son homologue terrestre.

Le changement de ministre ne décourageait pas les promoteurs de l’aviation d’Artillerie, comme le rapporte l’Historique précité : « Le 16 février 1938, l’Inspecteur général de l’Artillerie [Condé] cherchait à faire repartir la question. Il reprenait ses arguments et insistait sur l’urgence d’une solution. Le ministre de la Guerre écrivait aussitôt dans ce sens (le 24 février) au ministre de l’Air »[31].

Entre-temps, Guy La chambre avait engagé la préparation d’un nouveau plan de renforcement de l’Armée de l’Air, le Plan V. C’est donc tout naturellement dans ce cadre que va être reconsidérée la question de l’Aviation d’Artillerie. Le Plan V devait être discuté, puis adopté lors de plusieurs réunions du Conseil Supérieur de l’Air, dont une réunion plénière à laquelle participaient les responsables de l’Armée et de la Marine.

Guy La Chambre, ministre de l’Air, source: BNF via site Louis Renault

La composition de l’aviation de renseignement est abordée d’abord les 8 et 9 mars, en réunion de commission, entre aviateurs. Il est pris acte que l’Aviation de Renseignement comportait en fait deux composantes répondant à des missions bien distinctes : reconnaissance et observation. L’organisation de l’aviation de reconnaissance soulevant peu de questions, la proposition la concernant ne fut pas vraiment discutée. En revanche, l’organisation et l’équipement de l’aviation d’observation devait soulever un débat de fond. Il s’agissait de  répondre satisfaire à deux exigences contradictoires, résultant d’une double mission pour l’aviation d’observation, une première que l’on pourrait qualifier de reconnaissance proche et une seconde d’observation stricto sensu : «  Nécessité de doter les GAR –Groupes Aériens Régionaux- d’un matériel assez rapide pour lui permettre d’exécuter dans les lignes ennemies et à la distance  nécessaire les missions de reconnaissance à vue et photographique ; nécessité de doter les GAR d’un avion répondant aux besoins de l’observation au voisinage du front (artillerie, infanterie) et cependant susceptible de se défendre contre les attaques de la chasse adverse dans des conditions acceptables, donc armés et dès que possible triplaces». Le Conseil fixe à 52 le nombre des GAR à constituer, chaque groupe étant équipé de 9 avions, dont 6 T3 et 3 A3 : « Le général Vuillemin fait observer que le principe de doter les GAR de deux types d’avions, l’un [les A3] susceptible de pénétrer assez profondément dans les lignes ennemies, l’autre capable d’opérer au voisinage même du front avait été déjà adopté au cours d’une séance précédente. Il estime que les appareils du typeT3 sont parfaitement utilisables au voisinage du front étant donné qu’ils n’auront pas à s’enfoncer de plus de 3 ou 4 km des lignes, qu’ils sont triplaces [avec donc un mitrailleur arrière] de renter à temps dans leurs lignes et de se défendre en manœuvrant ». Le conseil se prononce par ailleurs pour la suppression des sections d’autogires, qui avaient encore de nombreux défenseurs dans l’Armée de Terre.

Un T3 improvisé, le Potez 566, source: site passonair1940

Le 15 Mars, le Conseil Supérieur de l’Air se réunit en formation plénière en présence de Daladier, alors ministre de la Défense Nationale, ainsi que de Gamelin, Darlan et Georges, appelés à exprimer les préoccupations dans le domaine de l’armée de Terre et de la Marine. Le principal débat, entre aviateurs, concerne la composition des 52 escadrilles d’observation à constituer dans les GAR, prévues à 6 avions de travail A3 et 3 A3, ces derniers réputés capables d’opérer dans les lignes ennemies. Loin de relever une incompatibilité avec le projet d’aviation d’artillerie, Gamelin n’intervient que sur des points de détail, notamment pour signaler que contrairement aux escadrilles attachées aux divisions de cavalerie et aux divisions légères mécaniques, les escadrilles attachées aux divisions cuirassées « n’ont pas besoin d’aller très loin »[32]. A titre de mesures transitoires, La Chambre assurait Daladier que 10 sections spécialisées, équipées d’avions anciens, seraient créés pour attendre la réalisation du programme en cours, « lequel comporterait pour l’aviation d’observation des appareils modernes, aptes à toutes les missions de reconnaissance et d’observation»[33].

Selon « l’Historique» précité, « l’été 1938 s’écoulait en correspondances sur les types d’avions à adopter pour les sections à créer, etc…». Toutefois, « le 13 octobre, l’Inspecteur général de l’Artillerie relançait encore la question ». Il dénonçait l’insuffisance des moyens prévus dans le programme adopté par le CSA du 15 et, surtout, « la décision prise dans cette séance d’écarter définitivement le principe d’une aviation spécialisée, programme et décision -notait-il- dont il n’avait eu connaissance que fragmentairement depuis le 1er juin »[34].

Relayée par Gamelin le 28 octobre, et vigoureusement appuyée en décembre par le général Georges, numéro 2 de l’Armée, cette dénonciation devait ouvrir une phase de confrontation ouverte qui ne cessera pas jusqu’à la guerre.

Et si…

L’élaboration du Plan V, en mars 1938, représente clairement le dernier des points de bifurcation où la création d’une aviation d’artillerie pouvait être décidée, à temps encore pour peser sur le déroulement de la campagne de 1940.

Pour explorer les modalités et les enjeux d’une telle création, il nous faudra d’abord revisiter la suite du débat qui devait voir l’Armée de l’Air entrer en résistance contre le projet, puis la décision gouvernementale, de satisfaire à la demande de l’Artillerie.

Notes et références: 

[1] Annexe à la déposition de M. le Lt-Cl Verdurand, le 21-01-41, in SHD 11Z12965.

[2] Gaux Christienne et Lissarague, Histoire de l’Aviation militaire française, p. 109.

[3] Danel et Cuny, L’aviation française de bombardement et de reconnaissance, pp. 19-20.

[4] Allocution prononcée le 12 mars 1933, citée par le Gal Dumas, Les besoins de l’Artillerie en aviation de coopération,  Revue d’Artillerie, juin 1938, p.462.

[5] Christienne  op. cité, p. 279.

[6] CR du Cel Buisson, chef du 3e Bureau de l’EMA, à la suite de son stage d’observateur à la 33e Escadre à Nancy, Juin 1936.

[7] Christienne, op. cité, p. 272.

[8] CEAM, Synthèse du rapport sur l’emploi de l’aviation en liaison avec la cavalerie motorisée, automne 1936, in SHD 7N3457.

[9] C.R. cité, p.11.

[10] Avis de l’EMA sur un rapport d’inspection du général Mouchard, SHD 7N3457.

[11] Lettre au Maréchal de France, Ministre de la Guerre, 5 novembre 1934, SHD 9N200.

[12] Danel et Cuny, op. cité, p. 128.

[13] Avis cité par Jacques Moulin Les autogires Leo C.30 & C.301, p. 93.

[14] Note récapitulative de février 1939.

[15] Avis du 24-03-37.

[16] Lettre du gal Colson à l’EMAA, 21-05-37, SHD 7N3457.

[17] Lettre du 4 octobre 1937, SHD 2B112.

[18] Note pour le 3e bureau, 18-11-37, SHD 7N3457.

[19] Note pour l’état-major de l’Armée, 4-12-37, SHD 9N188.

[20] Règlement cité, livre III, Novembre 1939, cité d’après: La doctrine des forces aériennes françaises, CESA, document 31, p. 188.

[21] Lt-Cl. Bonvillain, art. cité, Revue d’Artillerie, Avril 1939, p. 369.

[22] Observations sur le Règlement de manœuvre de l’Armée de l’Air, 22-07-39, SHD 2B112.

[23] A/S des modifications apportées à l’autogire, 19-04-39, SHD 2B112.

[24] Note du 25-04-40, SHD 2B2.

[25] Note non datée, Question des autogyres-Ne pas perdre de la main d’œuvre et des pilotes, in SHD 11Z12932

[26] Instruction 355.3, SHD 2B112.

[27] Cf. un article du forum Histoire de l’Aviation du site aerostories. Sur le déploiement des compagnies d’aérostiers, cf. contributions successives sur le forum d’ATF40.

[28] Note L’aérostation dans la guerre 1939-1940, dans l’historique rédigé en 1941, SHD 3D496.

[29] Rapport cité, p. 106, SHD 3D477.

[30] Th. Vivier, La politique aéronautique militaire de la France, p. 434.

[31] Historique sommaire…, février 1939, p. 2,SHD 2B112.

[32] PV de la séance du 15 mars 1938, p. 20, SHD A1B5.

[33] Lettre du 1er  juin 1938.

[34] Lettre au général vice-président du CSG [Gamelin], 13-10-38.

2 réflexions sur « Une guerre des boutons avant la vraie guerre: la saga de l’aviation d’artillerie avant 1940-1er épisode, à l’origine d’une revendication »

  1. Bonjour,

    L’article est très intéressant. Il y a des données que j’ignorais (mais je ne prétend pas avoir pu explorer toutes les pistes). Mais, je pense qu’il manque un élément important :
    En réalité, l’attachement de l’Artillerie à l’Aviation date de la création d’une aviation militaire. Dès le début Génie et Artillerie se sont battus pour en obtenir la subordination. Et à cette époque, ce n’était déjà pas qu’une querelle de prestige, mais bien une opposition entre deux vues de l’usage à faire de l’aéroplane. Je pense que, quelque part, les artilleurs n’ont jamais digéré le fait que l’Aviation leur ai échappé et ont essayé, à chaque fois qu’ils l’ont pu, de se l’approprier. L’histoire de l’aviation d’observation d’artillerie n’est, à mes yeux, qu’une des tentatives… sans doute la plus pugnace, du reste, et la seule qui ait réussi.

    Il serait peut-être intéressant de comparer cette accouchement difficile avec ce qui s’est fait outre-Manche, par exemple. En tout cas ça donne un exemple de ce qui aurait pu se passer si recherche de l’avion approprié il y avait eu… dans un cadre de bonne entente entre l’Air et la Terre, bien entendu.

    • Pour aller dans votre sens, je rappelle le rôle du capitaine Estienne avant 1914.La rivalité entre Artillerie et Génie pour le contrôle de l’aviation se traduit par une concurrence dans la communication: Revue d’Artillerie et Revue du Génie rivalisent en articles de valorisation de l’aviation, pour le plus grand intérêt de leurs (rares) lecteurs contemporains.

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