Après Versailles : Seeckt et De Gaulle, vers l’Armée de métier

En imposant à l’Allemagne une armée limitée à 100 000 hommes, le Traité de Versailles est parfois considéré comme ayant imposé une contrainte rigoureuse. Et si, au contraire, cette contrainte avait constitué la chance de bâtir une armée d’élite, à laquelle aspirait le général von Seeckt trois mois avant la notification des conditions alliées lui avait offert l’occasion de disposer de cette armée de métier dont le lieutenant-colonel De Gaulle voudra voir la France se doter ?

Qui sait d’ailleurs aujourd’hui que le format d’une armée professionnelle de  100 000 hommes imposée par le Traité de  Versailles procédait d’une volonté anglaise contre l’avis de Foch, prêt à concéder une armée de 200 000 hommes, pourvu qu’elle fût entièrement de conscription à service court?

Ce sont ces aspects aussi paradoxaux que méconnus des débats sur l’organisation militaires dans l’entre-guerres que nous proposons ici de revisiter.

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Les clauses militaires du traité

Ce n’est pas sans difficultés, avons nous vu, que les autorités allemandes s’étaient résignées à signer le Traité de Versailles. La  clause de limitation des forces armées imposée par le Traité avait été durcie au cours des négociations entre alliés. Surtout, son contenu avait fait l’objet d’un débat, aussi vif que méconnu.

Pour Foch, il « importe avant tout d’empêcher que la nouvelle armée allemande ne serve de refuge aux survivants de l’ancienne armée impériale. Il ne faut en aucun cas qu’elle soit une armée de caste, rigide et fermée, mais une armée démocratique, largement ouverte à toutes les classes de la société, bref une armée de miliciens à effectifs constamment renouvelés et où les éléments de gauche finiront par noyer sous leur nombre les éléments réactionnaires »[1].

C’est sur cette base que le maréchal propose le 3 mars 1919 un dispositif limitant l’armée allemande à 200 000 hommes, constituant 15 divisions d’infanterie et 5 de cavalerie, recrutés par un service militaire à court terme, de 6 à 12 mois[2].

C’est le point de vue anglais, bien différent, que va pourtant imposer Lloyd George, en jouant sur la rivalité qui oppose Clemenceau et Foch.

L’opposition anglaise reflétait en fait des objectifs plus lointains, comme le révèle un article du New Statesman du 15 mars 1919 : « La fin de la conscription en Allemagne supprimera toute chance de la voir subsister en Angleterre et aux États-Unis. Quant à la France et à l’Italie, cela fournira aux classes ouvrières un levier irrésistible pour en demander l’abolition chez eux également »[3] . Dans un ouvrage de 1938, Lloyd George devait attester de cet argument : « Foch savait que les délégations britannique et américaine considéraient le désarmement allemand comme un simple prélude au désarmement général. Si l’armée allemande était réduite à une petite force, tout juste adaptée aux besoins d’une Allemagne dépouillée de son empire colonial, alors il n’y aurait aucune excuse pour maintenir une gigantesque armée en France »[4].

Le 7 mars, le conseil interallié adopte la proposition anglaise selon laquelle les forces armées -de terre, de mer et de l’air- autorisées en Allemagne, seront recrutées sur la base d’engagements volontaires de longue durée.

Cette décision qualitative remettait en cause le format de 200 000 hommes admis jusque-là par Foch tant qu’il s’agissait de conscrits servant pour un service court. La question des effectifs est donc relancée. D’abord fixés à 140 000, ils devaient être ramenés à 100 000 le 17 mars sous l’insistance de Clemenceau, cette fois en phase avec Foch.

Avec le recul du temps, on peut considérer que le système proposé par Foch, de 200 000 conscrits annuellement, aurait permis à l’Allemagne de se constituer des réserves que ne fournissait pas le service à long terme finalement imposé. En revanche, il aurait dû limiter la formation d’un corps d’officiers et de sous-officiers hautement qualifiés, garant de la transmission des valeurs militaires prussiennes.

Implantation des unités de la Reichwehr, selon le Traité de Versailles, source: Jousset, L’Allemagne contemporaine illustrée

Le processus de réduction à 100 000 hommes devait être mené à bien, non sans tensions, par le nouveau chef de la Reichwehr, le général Hans von Seeckt[5].

Notons au passage que cette clause rappelait le lointain précédent de la Convention de Paris du 8 septembre 1808, qui faisait suite au Traité de Tilsitt. L’armée prussienne se voyait limitée à un effectif de 42000 hommes, dont 24000 fantassins, 6000 cavaliers, 6000 artilleurs et 6000 soldats et officiers de la garde. Pour contourner ces obligations, Scharnhorst devait mettre en place le système des Krümper, remplaçants de personnels mis en congé, venant en majoration des effectifs instruits[6].

L’armée de 100 000 hommes, une contrainte avantageuse ?

Fait peu connu, Seeckt, à qui allait revenir la lourde tâche de recréer une armée sur le format imposé par le Traité de Versailles avait, trois mois avant la notification des conditions alliées, pris parti en faveur d’une petite armée d’élite, tournant le dos aux armées ‘millionnaires’ enlisées dans la guerre de position pour l’essentiel des combats de 1914 à 1918.

Le général Hans von Seeckt, source: ouvrage de Rabenau, Seeckt, 1941.

Sur ce point, « bien que von Seeckt ait développé ses conceptions militaires dans nombre de discours, rapports et écrits d’après-guerre (principalement ses ouvrages Pensées d’un soldat et Die Reichwehr), ses idées fondamentales étaient clairement élaborées en 1919. Dans un rapport au Haut-commandement le 18 février 1919, von Seeckt rompait brutalement avec la tradition militaire allemande en préconisant la création d’une petite armée d’élite, professionnelle reposant sur le volontariat plutôt que sur la conscription »[7]. Ainsi, poursuit Corum, « il est important de noter que l’adhésion de Seeckt à une armée d’élite professionnelle et sa conviction de la supériorité de la guerre de mouvement comme méthode étaient déjà solidement développées trois mois avant que les Alliés n’imposent à l’Allemagne une armée professionnelle parmi les clauses du Traité de Versailles ».

Seeckt écrivait ainsi : « C’est en pleine conscience que je voudrais voir l’actuelle armée de conscription remplacée par une armée professionnelle, si vous voulez, une sorte d’armée mercenaire »[8]. Il est vrai que, dans son courrier à Groener,  Seeckt pensait à une armée de 200 000 volontaires, organisée en 24 divisions. Au-delà de cet effectif, le coût d’une armée de métier risquant d’être excessif, il faudrait recourir à la conscription[9].

Un moment du désarmement de l’armée allemande, source:Jousset, L’Allemagne d’aujourd’hui

Si elle marquait une rupture avec l’armée de l’empire wilhelminien, la position de Seeckt ne manquait pas de précédent. Un débat récurrent avait opposé les chefs d’état-major, dont Schlieffen, demandeurs d’effectifs suffisants pour conduire leurs plans d’opération ambitieux, et les ministres de la guerre prussiens, Gossler, Einem et Heeringen. La lettre que Gossler adresse à Schlieffen le 8 juin 1899 est particulièrement représentative du militarisme conservateur, attaché à un format limité de l’armée. À ses yeux, « les limites d’un développement sain semblent déjà être dépassées »[10]. Le général von Kleist déclarait énergiquement dans une lettre à Einem en mai 1903 : « Pas d’augmentation de ces masses déjà maladroites. De la qualité ! Pas de la quantité ! »[11].

En 1902 parut à l’occasion de la question du désarmement dans la Deutsche Revue, un article du lieutenant-général Friedrich Metzler proposant une nouvelle organisation de l’armée allemande assurant le primat de la qualité.

L’Allemagne, d’après Metzler, serait arrivée au point culminant de l’armement. Dans le même temps qu’elles grandissaient, ses troupes sont devenues plus mauvaises. Pour lui, la folie du nombre n’avait apporté pour l’armée que des désavantages. Comme en plus, les armées ‘millionnaires’ n’avaient pas l’expérience de la guerre, un recours aux armes ressemblait désormais à un saut dans l’inconnu.

Metzler se demandait alors s’il « ne serait pas préférable d’opposer à l’ennemi une élite au lieu d’une masse molle, de ne pas désarmer mais d’armer d’une manière plus pointue et par là-même de renforcer la qualité de l’armée, rendue plus maniable et plus fiable »[12] . Il  approuvait donc une réduction de l’effectif des troupes pour  créer une petite armée d’élite.

L’attitude de von Heeringen en mars 1912 s’inscrit dans la continuité : pour lui, il ne sert à rien de chercher à suivre la Russie dans une course aux effectifs ; l’Allemagne doit plutôt compter sur le développement de la qualité de son armée[13].

Certes, le général von Rabenau[14], biographe de Seeckt, fera état de l’opposition du futur chef de la Reichwehr aux exigences alliées. Fin avril, Seeckt écrit à Groener pour exiger le maintien d’une armée de 300 000 hommes, et de la conscription, car une armée de mercenaires serait trop coûteuse. Groener proteste également contre l’acceptation de la réduction à 100 000 hommes, acceptée par le cabinet sans consultation, ni a fortiori acceptation, des responsables militaires[15]. Rabenau prend soin de souligner que la protestation des généraux trouvait peu d’écho dans le gouvernement. Il fait porter à Erzberger la responsabilité d’avoir retiré, lors de la réunion d’élaboration de contrepropositions allemandes à Spa, le 25 mai, le refus de la clause des 100 000 hommes de la liste des revendications prioritaires à présenter aux Alliés[16].

Rabenau devait par ailleurs s’attacher à défendre la thèse selon laquelle Seeckt n’avait jamais abandonné sa préférence pour une grande armée de conscription, et que sa défense d’une petite armée d’élite ne répondait qu’aux exigences du Traité de Versailles. On a pu remarquer que Rabenau s’exprimait ainsi alors que le régime hitlérien avait entrepris la remilitarisation de l’Allemagne. Affirmer la préférence de Seeckt pour une petite armée d’élite l’aurait opposé au nouveau régime, dont il était à cette époque un ardent défenseur[17].

Au-delà des controverses, l’important est que les idées énoncées dans les « Pensées d’un soldat » ont guidé l’action de Seeckt , avec le résultat ainsi décrit par Manstein [18]: « L’essentiel était que cette petite Reichwehr, méprisée par beaucoup de gens, ait su, à partir de la défaite de la Première Guerre mondiale, sauver et redonner vie à la grande tradition allemande du commandement et de la formation. La conduite de la guerre avait dégénéré avec la guerre de position […] la nouvelle Werhmacht allemande avait su- et était la seule à l’avoir fait- dépasser cette dégénérescence ».

Pour Karl-Heinz Frieser, « Seeckt ne se contenta pas de léguer à ses successeurs ‘l’évangile de la mobilité’, il y associa l’idée de ‘’l’armée d’élite’’ »[19]. Finalement, on a pu caractériser l’action menée sous la contrainte d’effectifs restreints par ce constat : « La Reichwehr était une armée magnifique en miniature »[20].

L’armée d’élite, selon Seeckt

L’argumentation de Seeckt en faveur d’une Neuzeitliches Heer, une armée moderne de soldats professionnels,  ressort bien de ces passages de  son ouvrage   Gedanken eines Soldaten -Pensées d’un soldat- publié en 1929 : « Peut-être le principe de l’armée de masse, de levée populaire est-il aujourd’hui déjà périmé, la ‘’fureur du nombre’’ ayant fait son temps. La masse devient inamovible ; elle ne peut plus manœuvrer, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus vaincre, elle ne peut qu’écraser »[21]. La primauté du matériel ressort dans ces circonstances : « Il est tout à fait faux de parler de victoire du matériel sur l’homme. Le matériel a vaincu la masse humaine et l’homme lui-même…L’erreur vient de ce que l’on oppose une masse humaine immobile, presque sans défense, à une action matérielle brutale. Plus nous augmentons la masse des combattants, plus la victoire du matériel est assurée ».

Manœuvres de la Reichwehr en Silésie, en 1930, source: Bundesarchiv

Parmi les aspects novateurs, on relève l’importance accordée au facteur aérien. « Quand on parle de la technique de guerre moderne, l’on songe tout d’abord à l’armée aérienne…La guerre commencera par une attaque réciproque des forces aériennes, parce qu’elles sont le plus vite prêtes et qu’elles peuvent le plus vite atteindre l’adversaire. Leurs objectifs ne seront pas tout d’abord les grandes villes et les centres de production, mais l’aviation ennemie ; ce ne sera que quand celle-ci aura été annihilée que l’attaque se tournera vers d’autres buts…remarquons que tous les grands rassemblements de troupe pourront être facilement et utilement attaqués ». L’action de l’armée de terre s’ensuivra : « L’attaque inaugurée par les armes aériennes sera poursuivie par les troupes prêtes à entrer en campagne, c’est-à-dire par l’armée du temps de paix, avec la plus grande rapidité possible ».

«  Je vois donc, pour me résumer brièvement, l’avenir de la guerre dans l’emploi d’armées très exercées, faciles à mouvoir, donc plus petites, dont la puissance d’action sera fortement accrue par l’aviation, et dans la préparation simultanée de toutes les forces défensives du pays, soit pour alimenter l’attaque, soit pour défendre la patrie…Comment seront composées ces armées modernes ? L’armée du temps de paix, que l’on peut aussi désigner du nom d’armée de couverture ou d’armée d’opération –Operationsheer-, se composera de soldats de métier qui feront un temps long de service, si possible de volontaires ».

« Cette armée d’opération n’aura, pour l’entrée en campagne, pas du tout besoin d’être complétée ; donc pas de mobilisation », un avantage manifeste sur les armées traditionnelles à l’ouverture d’un conflit.

« Plus une armée sera petite, plus il sera facile de l’armer de façon moderne, tandis que tenir prêt un armement moderne pour des millions d’hommes devient une impossibilité ». Au contraire, « pour l’armement des masses, il n’y a qu’une solution : fixer le type des armes en même temps qu’on en préparera la fabrication intensive en cas de besoin ».

Nous avons vu la forte présence de l’aviation dans la réflexion de von Seeckt sur l’armée moderne. Que lui manque-t-il pour préfigurer pleinement les armées victorieuses de 1939 à 1942 ? Seulement -si l’on ose dire !- le rôle des chars. Insistant sur l’importance du choc et de la manœuvre, de la rapidité et de l’ampleur de l’exploitation, Seeckt n’accorde pas d’importance particulière à ce nouveau moyen de combat, même si c’est sous sa direction que des officiers entreprennent les premières études et travaux qui déboucheront sur des expérimentations concrètes au début des années 1930[22]. J. Duboin pouvait ainsi dès 1922 citer à la tribune de la Chambre cet avis d’un officier allemand: « dans un avenir prochain, les chars d’assaut briseront la résistance passive de la défensive. Lorsqu’ils circuleront en terrain varié à une vitesse de 20 ou 30 km/h, il n’y aura plus de guerre de position et l’idée d’une telle allure n’est pas une utopie »[23].

Premier modèle d’essais de char, le leichtraktor VK1- en 1930, source:

En contrepoint de sa dénonciation, parfois un peu forcée, du mythe de la Blitzkrieg, Karl-Heinz Frieser devait montrer la contribution essentielle d’une tradition opérationnelle de l’armée allemande dans sa capacité à assimiler rapidement les potentialités de la Panzerwaffe. A juste titre, il soulignera ainsi la contribution de Seeckt aux succès initiaux de l’armée allemande dans la Deuxième Guerre mondiale.   

Cette absence des chars dans l’argumentaire explique sans doute pourquoi la présence de Seeckt parmi les inspirateurs du lieutenant-colonel De Gaulle est rarement relevée.

Une origine pour « l’armée de métier »

Il ne s’agit certes pas de poser Seeckt en inspirateur principal de l’auteur de « Vers l’armée de métier ». C’est incontestablement au général Estienne qu’est empruntée la conception d’une armée blindée homogène, capable d’actions puissantes et rapides. On ne peut relire ce passage de la conférence donnée par Estienne à Bruxelles le 7 mai 1921 sans y percevoir le souffle qui animera l’ouvrage de 1934 : « Réfléchissez, Messieurs, au formidable avantage stratégique et tactique que prendraient sur les lourdes armées du plus récent passé, 100 000 hommes capables de couvrir 80 kilomètres en une nuit avec armes et bagages, dans une direction quelconque et à tout moment. Il suffira pour cela de 8000 camions et de 4000 chars à chenilles, montés par une troupe de choc de 20 000 hommes »[24]. Jean Lacouture pourra écrire: « Voilà déjà le ton, les chiffres et les images de Vers l’armée de métier »[25].

Timbre émis pour le centenaire de la naissance du général Estienne, le ‘père des chars’

Pourtant, comme l’a relevé Jacques Binoche[26], « Gallicus [traducteur de « l’Armée de métier »] écrivait dans sa préface : le véritable protagoniste de ces idées, c’est le général von Seeckt qui, dans le chapitre ‘armées modernes’ de son livre Gedanken eines Soldaten traite des mêmes questions, et a visiblement beaucoup influencé De Gaulle »[27]. Binoche accompagne cette citation du commentaire suivant, en note de l’auteur : « Il est possible que le lieutenant-colonel de Gaulle ait eu connaissance du livre du général von Seeckt, mais l’ouvrage ‘Vers l’armée de métier’ par sa portée politique et stratégique était d’une toute autre dimension que celle de ‘Gedanken eines Soldaten’ ». L’argument, qui vise à minimiser l’importance des Pensées de Seeckt, est pour le moins étonnant : Son ouvrage, définissant les principes qui permettront à l’armée de Weimar de préfigurer la Wehrmacht de 1940 a contribué à faire l’histoire, l’impact de celui du lieutenant-colonel de Gaulle n’a, malheureusement, pas dépassé le champ du débat d’idées. 

Le général von Vogt écrivait pour sa part, « j’ai déjà fait allusion au même sujet en 1925, et presque avec les mêmes mots », mais surtout il considérait que « la correspondance d’idées avec le général von Seeckt est indéniable »[28]. On pouvait lire dans une autre revue de l’Armée[29] « que les chapitres purement militaires s’appuyaient sur les considérations bien connues de Seeckt ». Selon le mensuel national-socialiste de Munich, le livre de De Gaulle avait été «influencé du point de vue militaire par les idées de von Seeckt et par les expériences forcées qui avaient été effectuées en Allemagne »[30].

Outre-Rhin, l’influence intellectuelle de Seeckt ressortait comme une évidence. On trouve plus rarement ce constat dans les ouvrages français, et elle se fait plus discrète, comme dans une recension, non datée, de l’ouvrage de Seeckt sur un site académique, « ce livre [Pensées d’un soldat], reprenant des thèmes traités sous forme de conférence, rappelle lointainement le ton des écrits du premier De Gaulle »[31].

Le ‘colonel motor’ à la manœuvre des blindés, source: Jean d’Escrienne, Charles De Gaulle, officier

On retrouve sous la plume gaullienne l’armée de métier répondant au primat de la qualité : « L’évolution, telle qu’on la doit au machinisme, rend à la qualité, par rapport au nombre, l’importance qu’elle avait tout d’abord perdue. Il est de fait dorénavant que sur mer, sur terre et dans les airs, un personnel de choix, tirant le maximum d’un matériel extrêmement puissant et varié possède sur des masses plus ou moins confuses une supériorité terrible » […] Sur mer et dans l’air, l’armée professionnelle est faite. Sur terre, les éléments en existent déjà, épars et dissous dans la foule » [32].

Dans un passage qui ne manquera pas d’être remarqué outre-Rhin, De Gaulle définit ainsi les finalités de l’armée de métier : « un instrument de manœuvre répressif et préventif, voilà de quoi nous devons nous pourvoir. Instrument tel qu’il puisse déployer du premier coup une extrême puissance et tenir l’adversaire en état de surprise chronique. Ces conditions de brutalité et de soudaineté, le moteur donne le moyen d’y satisfaire, lui qui s’offre à porter ce que l’on veut, où il faut, à toutes les vitesses, pourvu toutefois qu’il soit manié très bien ».  Ainsi, l’exigence de professionnalisation est ici un corolaire de la technique, alors que Seeckt la fait reposer uniquement sur la formation militaire, capacité à maitriser des armes mais aussi comportement au combat. Bien sûr, la formation à donner aux volontaires ne se limitera pas à la technique; l’armée de métier trouvera son ciment dans l’esprit militaire : « l’esprit militaire, en effet, confère aux guerriers groupés sous son égide le plus haut degré de puissance […] L’armée de métier offre évidemment le terrain le plus propre à l’esprit militaire »[33].

Comme chez Seeckt, l’armée de métier permet de contourner l’inertie qui affecte l’armée de conscription mobilisée dans les premières semaines d’un conflit. « En passant d’un pied de paix à un pied de guerre, les armées de masse traversent un état de crise. Quelque soin que l’on ait mis à préparer la mobilisation, quelque ordre que l’on apporte à l’exécuter, celle-ci n’en implique pas moins un bouleversement général. Tout le temps que dure l’appel des réservistes, la distribution d’un immense matériel, les innombrables déplacements et manutentions que comporte cette gestation, le moindre trouble est gros de risques »[34].

 Parmi les lecteurs, militaires ou non, réceptifs au plaidoyer pour un corps mécanique, associant étroitement blindés, infanterie et artillerie mécanisée, nombre se trouveront en désaccord avec le thème -souligné par le titre même- de l’Armée de métier. « En restant sur le plan technique, en soulignant notamment l’intérêt de l’arme blindée, De Gaulle aurait eu sans doute quelque chance de convaincre. Assortissant ses propositions de commentaires plus généraux, il ne peut qu’inquiéter. Il s’en aperçoit vite »[35]. Son plus fervent défenseur et principal relai politique, Paul Reynaud, qui avait repris l’idée d’un corps formé d’engagés pour six ans, reconnaitra cette source de difficultés. L’opposition de la haute hiérarchie aura beau jeu de mettre en avant le refus de la cassure que comporterait sinon l’instauration, du moins l’officialisation d’une armée à deux vitesses.

Que « Vers l’armée de métier » ait visé un but dépassant la seule prescription d’une armée mécanique moderne, on s’en convainc à diverses assertions, comme celle qui ouvre la conclusion, où l’on voit poindre une expression qui restera chère au général : « Si cette refonte nationale devait commencer par l’armée, il n’y aurait rien que de conforme à l’ordre naturel des choses »[36]. Comme l’écrira Jean Lacouture, « Vers l’Armée de métier ne se borne pas à l’énonciation de ce grand projet technique et stratégique […] La dernière page va plus loin encore: c’est un programme de gouvernement (ou de régime), le manifeste pour un nouveau Consulat »[37].

Et si…

En écrivant son manifeste pour l’armée de métier, De Gaulle poursuivait en fait deux objectifs. D’un côté, il s’attachait à promouvoir la constitution d’un corps spécialisé, petite armée mécanique associant la puissance des unités de chars à la souplesse conférée par la motorisation de l’infanterie et de l’artillerie, capable d’entrer en campagne à tout moment, sans avoir à procéder à des mesures de mobilisation ; dans le même temps, il faisait de la professionnalisation nécessaire à la bonne marche de ce corps spécialisé la marque d’une armée d’élite, préfiguration de la rénovation de l’armée et de la nation.  Ce faisant, le disciple d’Estienne empruntait les pas de Seeckt.

On peut s’interroger sur l’impact qu’aurait eu un ouvrage dédié à la seule promotion de l’armée mécanique. Désarmant de nombreuses critiques, il aurait aussi permis une synergie avec les contributions plus spécifiques d’un  Doumenc ou d’un Héring[38]. Tout en marquant au passage l’exigence de professionnalisation d’un tel corps, il n’en aurait pas fait un élément substantiel.

Au lieu d’une armée de métier, il aurait mis l’accent sur une armée décloisonnée, échappant à la rivalité des directions d’armes, cavalerie engagée avec plus ou moins d’enthousiasme dans le processus de mécanisation, d’une part, infanterie ayant réussi à capter l’héritage de l’artillerie d’assaut de la Grande Guerre, d’autre part. En termes d’organisation de l’armée, promouvoir l’amalgame constitutif d’une « Arme Blindée Cavalerie »[39], n’était-ce pas un chantier préalable à la création du corps mécanique dont le besoin et le rôle étaient bien identifiés?

Sans doute l’impact réel sur l’armée française de 1940 en aurait-il-été plus considérable, mais l’auteur n’aurait émargé qu’au cercle des réformateurs militaires, sans s’inscrire au rang des personnalités d’exception, en attente du destin que l’histoire voudrait bien lui proposer.

Peut-être De Gaulle, auteur d’un « Vers l’armée mécanique », n’aurait tout simplement pas été De Gaulle.

Notes et références

[1] Note de Foch à Clemenceau, 1er janvier 1919, citée par J. Benoist-Méchin, Histoire de l’Armée allemande, p. 313.

[2] W. Erfurth, Die Geschichte des deutschen Generalstabes von1918 bis 1945, pp.38-39 ; Benoist-Méchin, Op. cité, p. 314.

[3] Cité ibid., p. 314.

[4] Lloyd George, The Truth about the Peace Treatises, vol. 1, p. 587.

[5] H.J. Gordon, The Reichwehr and the German Republic, 1919-1926, p. 171

[6]  Curt Jany, Geschichte der Preussischen Armee von 15. Jahrhundert bis 1914 , pp. 4-20 ; P.-Y. Hénin, Le Plan Schlieffen, pp. 10-11.

[7] James S. Corum, The Roots of Blitzkrieg, Hans von Seeckt and German Military Reform, p.29

[8] Note à Groener pour une armée de 24 divisions, 18 février 1919, citée par Corum, Ibid.

[9] M. Strohn, Hans von Seeckt and his Vision of a ‘Modern Army’, in : War in History, 12(3), 2005,  p. 323.

[10] Cf. O. Stein, Die Deutsche Heeresrüstungspolitik, p. 138.

[11] Ibid., p. 139. Einem écrivait aussi: « Il n’y a plus de saine organisation de l’armée possible si l’Allemagne répond immédiatement à tout accroissement d’effectif de l’ennemi présumé », cité par Ritter, The Sword, vol. II, p. 209. 15 ans plus tard, sur la Marne, Einem devait voir son corps d’armée démembré pour faire face à la supériorité numérique alliée.

[12] Der Bewaffnete Europäische Frieden und die Abrüstungsfrage, Deutsche Revue, September 1902, p.262, cité par Stein, op. cité, p. 135.

[13] Cf. Stein, op. cit, p. 138.

[14] Von Rabenau , p. 159.

[15] F.L. Carsten, The Reichwehr and Politics, 1918 to 1933, pp. 37-38.

[16]Friedrich von Rabenau, Seeckt Aus Seinem Leiben, p. 176.

[17] Comme l’atteste son ouvrage : Décisions stratégiques à prendre contre un ennemi supérieur en nombre, traduction ESG 1935. Toutefois Rabenau, protestant convaincu, devait ensuite s’opposer à l’emprise nazie sur l’église luthérienne, être exclu de l’armée en 1942 et exécuté le 9 avril 1945, en même temps que l’amiral Canaris et le pasteur Bonhoeffer.

[18] Op. cité, p56.

[19] K.-H. Frieser, Le mythe de la guerre-éclair, p.360.

[20] Gordon, The Reichwehr and the German Republic, p. 215.

[21] Von Seeckt, Pensées d’un soldat, p. 81.

[22] On sait aujourd’hui que le rôle fondateur de Guderian dans l’émergence de forces blindées allemandes a quelque peu été surestimé.

[23] Le 28 février 1922, cité par Fabrice Saliba, Les politiques de recrutement militaire britanniques et françaises, (1920-1939), p. 74.

[24] Cité par  Eddy Bauer, La guerre des blindés, p. 19.

[25] Jean Lacouture, De Gaulle 1. Le rebelle, p.225.

[26] L’Allemagne et le général De Gaulle (1924-1970)

[27] Frankreichs Stossarmee, das Berufshoer, die Lösung von morgen, p. 7, cité par Binoche p. 25.

[28] Dans la Deutsche Wehr, revue de l’Armée allemande, 39 Jahrang, Berlin, 9 mai 1935, p. 279, cité par Binoche, op. cité, p. 26.

[29] Wissen und Wehr, 16. Jahrgang, Berlin, juli 1935, p. 272 ; cité ibid.

[30] Nationalsozialistische Monatshefte, 6. Jahrgang, München, sept. 1935, p. 862 ; cité ibid.

[31]Cf. l’ article.

[32] Vers l’Armée de métier, p. 48 et p.45.

[33] Ibid. , pp. 76-77.

[34] Ibid. p.87.

[35] Éric Roussel, Charles de Gaulle, p.62.

[36] Vers l’armée de métier, op. cité , p.114.

[37] Op. cité, p. 234.

[38] Cf. notre contribution sur la « division Doumenc, précurseur de la coopération organique interarmes».

[39] Le pas sera franchi en 1938 par un modeste capitaine dans la Revue Militaire générale : « Pourquoi, dès aujourd’hui, les chars d’action d’ensemble et plus tard les corps cuirassés ne seraient-ils pas rattachés à l’arme de la cavalerie ? ils trouveraient dans cette fusion le caractère d’homogénéité manquant actuellement aux éléments blindés. », capitaine H. Grimaux, Essai sommaire sur les corps cuirassés, octobre 1938, p. 540.

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